mardi 3 janvier 2017

Les obstacles aux plans de « croissance » de Trump, par Alastair Crooke

Les obstacles aux plans de « croissance » de Trump, par Alastair Crooke

Alastair Crooke est un ancien diplomate britannique qui était un haut responsable du renseignement britannique et de la diplomatie de l’Union européenne.

Source : Consortium News, le 21/11/2016

Le 21 novembre 2016

Les électeurs de la Rust Belt [« Ceinture de la Rouille », nom donné à l’ancienne région industrielle Manufacturing Belt, NdT] se sont tournés vers Donald Trump dans l’espoir qu’il pourrait réindustrialiser les États-Unis, mais les plans du président-élu pourraient, selon l’ancien diplomate britannique Alastair Crooke, se heurter à des obstacles financiers et géopolitiques majeurs.

Nous sommes clairement à un moment charnière. Le président-élu Trump veut opérer des changements spectaculaires dans la trajectoire de son pays. Son cri de ralliement : vouloir que « les États-Unis soient Grands à nouveau » évoque, et certainement à dessein, l’épique expansion économique américaine des dix-neuvième et vingtième siècles.

Trump veut inverser la délocalisation des emplois américains. Il veut restaurer le socle industriel américain, remodeler les règles du commerce international ; il veut de la croissance et il veut des emplois aux États-Unis — il veut opérer un changement à 180 degrés dans la politique étrangère américaine.

On peut lire sur le panneau fatigué du Cinéma PIX dans la rue principale de Sleepy Eye, Minnesota, le 15 juillet 2016,

On peut lire sur le panneau fatigué du Cinéma PIX dans la rue principale de Sleepy Eye, Minnesota, le 15 juillet 2016, “Votez Trump”. (Photo de Tony Webster Flickr)

C’est un programme qui, tel quel, est plutôt louable. C’est précisément ce que beaucoup d’Américains veulent, et la période de transition que nous traversons, soumise à l’opacité totale et à la recherche de croissance (quel que soit le sens actuel de ce terme de “croissance”) appelle clairement une approche économique différente de celle suivie ces dernières décennies.

Comme l’a avancé avec perspicacité Raúl Ilargi Meijer, une plus grande autonomie est le futur du monde “post-croissance”, et post-mondialisation. Chaque pays et chaque société doit se focaliser sur l’autonomie, non comme un choix mondain idéal, mais comme une nécessité. Et cela n’est pas aussi mauvais ni aussi terrible que ne le laissent penser certains, et ce n’est pas la fin du monde… Ce n’est pas une transition idéaliste vers l’autosuffisance, c’est tout bonnement et fatalement ce qu’il reste quand une croissance débridée dérape.

“Toutes nos conceptions du monde et nos philosophies sont fondées sur le toujours plus et le toujours plus grand et plus encore, et toutes nos économies sont construites là-dessus. Cela nous a déjà conduits à ignorer le déclin de nos économies réelles depuis de nombreuses années maintenant. Nous nous concentrons sur les chiffres des marchés boursiers et autres, et nous ignorons l’effondrement du cœur de nos pays respectifs et des pays de notre zone d’influence.

“Donald Trump semble vraiment convenir idéalement pour cette transition. Ce qui compte (ici), c’est qu’il promette de ramener des emplois aux États-Unis, et c’est ce dont le pays a besoin… Non pour pouvoir alors exporter leurs produits, mais pour les consommer localement, et les vendre sur le marché intérieur. Il n’y a rien de mal ou de négatif pour un Américain d’acheter des produits faits aux États-Unis plutôt qu’en Chine.

“Il n’y a, économiquement (encore moins moralement), rien de mal à ce que les gens produisent ce qu’eux-mêmes, leurs familles ou leurs voisins proches veulent et ce dont ils ont besoin, sans devoir le trimballer aux quatre coins de de la planète pour un maigre profit. Du moins pas pour le quidam. Ce n’est pas une menace pour nos “sociétés ouvertes” comme beaucoup le clament. Cette ouverture ne dépend pas du fait d’avoir des choses transportées sur des milliers de kilomètres vers nos magasins, alors qu’on aurait pu les fabriquer nous-mêmes, avec un énorme bénéfice potentiel pour notre économie locale. Une “société ouverte” est un état d’esprit, qu’il soit collectif ou individuel. Ce n’est pas quelque chose qui est à vendre.”

Un grand souhait

C’est le grand souhait de Trump (en apparence). Ce n’est pas dénué d’intérêt, mais les choses ont changé : l’Amérique n’est plus ce qu’elle était au 19ème ou au 20ème siècle, ni en termes de ressources naturelles inexploitées, ni socialement. Et il en est de même pour le reste du monde.

M. Trump peut malheureusement découvrir que sa tâche principale ne sera pas la gestion de cette Grande Réorientation, mais plus prosaïquement le combat contre les vents contraires auxquels il sera confronté alors qu’il bataillera sur la barre du gouvernail de l’économie.

En bref, il y a une possibilité réelle que son ambitieux « remake » économique en prenne prématurément un coup à cause de la crise financière.

Ces vents contraires ne seront pas de son fait, et, pour la majeure partie, ils se situent au-delà du pouvoir humain en soi. Ils sont structurels, et ils sont multiples. Ils représentent l’accumulation d’une doctrine monétaire antérieure qui enfermera le président élu dans un petit coin d’où toute tentative de sortie aura des conséquences défavorables.

Idem pour quiconque tente d’orienter toute embarcation étatique dans cette économie mondiale contemporaine. Paradoxalement – dans une ère tournée vers une plus grande autosuffisance – quel que ce soit le succès que Trump pourrait rencontrer, celui-ci ne dépendra pas de sa propre marge de manœuvre; pas autant qu’il le souhaiterait.

Pour son tournant en politique étrangère, il lui faut trouver un intérêt commun avec le président russe Vladimir Poutine (ce qui ne devrait pas être trop dur) ; et le « tournant » économique repose sur la capacité de Trump de ne pas affronter la Chine, mais d’arriver à un modus vivendi avec le Président Xi (moins facile).

« Les choses ne sont plus ce qu’elles étaient. » La « théorie de la complexité » nous dit qu’essayer de répéter ce qui a fonctionné plus tôt – dans des conditions très différentes – ne fonctionnera probablement pas si c’est répété plus tard. À l’ère de Clinton, par exemple, 85% de la croissance démographique des États-Unis provenait de la population en âge de travailler. Le vent de face que Trump devra affronter est que, au cours des huit prochaines années l’augmentation de la population proviendra des 80% de plus de 65 ans. Et les 65 ans et plus ne sont pas un bon moteur pour la croissance économique. Ce n’est pas un problème uniquement américain. C’est aussi une tendance mondiale.

“Le pic de croissance” (selon le blog d’Econimica), “au sein de la population active (15-64 ans) parmi les 35 nations riches de l’OCDE, la Chine, le Brésil et la Russie s’est effondré depuis son pic de 1981. La croissance annuelle de la population en âge de travailler parmi ces pays est passée de +29 millions par an à seulement +1 million en 2016 … mais, à partir de maintenant, la population en âge de travailler va diminuer chaque année … Ces pays représentent près des trois quarts de la demande mondiale de pétrole et des exportations en général. Mais l’ensemble de leurs populations en âge de travailler diminuera chaque année, à partir de maintenant (sûrement pendant des décennies et peut-être bien plus longtemps). La demande mondiale d’à peu près presque tout va aller en se détériorant.”

(FFR acronyme de Taux des Fonds Fédéraux: le taux d'intérêt principal des États-Unis) Source: http://econimica.blogspot.it/2016/11/trump-lies-no-different-than-obama-or.html

(FFR acronyme de Taux des Fonds Fédéraux: le taux d’intérêt principal des États-Unis) Source: http://econimica.blogspot.it/2016/11/trump-lies-no-different-than-obama-or.html

Et puis il y a la Chine : elle passe elle aussi par une « transition » difficile de l’ancienne économie à une économie « innovante ». Elle aussi connaît un vieillissement de la population et un problème d’endettement (avec un ratio dette/produit brut intérieur de 247%). Trump affirme que la Chine sous évalue délibérément la valeur de sa monnaie pour obtenir un avantage commercial injuste, et il suggère en outre qu’il a l’intention d’affronter le gouvernement chinois sur cette question clé.

Là encore, Trump a un bon argument (de nombreux pays gèrent leurs taux de change précisément pour essayer de “voler” quelques points de croissance supplémentaire au pot commun diminué). Mais comme le rapporte Zerohedge, citant l’analyse d’Eric Peters, le directeur de One River Asset Management :

“Ce qui est bon pour les USA, en ce cas de figure, (la hausse du dollar et des taux d’intérêt par anticipation de “l’économie à la Trump”), n’est pas bon pour les marchés émergents. Les marchés émergents bénéficient d’un dollar plus faible, et ce n’est pas ce que nous aurons. Les marchés émergents profitent des flux de capitaux mondiaux s’écoulant dans leur direction et ce n’est pas ce qui se passe non plus. Dès le mois de février, les marchés émergents déclinaient brutalement, à cause (1) d’un dollar fort, (2) des taux d’intérêt américains en hausse, et (3) du fait du ralentissement de la croissance chinoise.

“Les taux d’intérêt se sont effondrés tout au long de l’année. Comme la masse croissante des liquidités en dollars, yens et euros recherchait des profits décents, elle s’est dirigée vers les marchés émergents. Trump a relancé le ralliement au dollar, et ce stimulus fiscal va forcer les taux d’intérêt à monter. Cela a tout inverse. (Les dollars reviennent au pays)

“Et c’est un fait, les gens de Pékin ne veulent pas être confrontés à une défaillance économique avant le Congrès du Parti à l’automne prochain. Mais nous nous rapprochons en ce moment d’une impulsion maximale du stimulus chinois du premier trimestre.”

En bref, Peters nous dit que, dans un environnement où le dollar et les taux d’intérêt sont à la hausse, la croissance des marchés émergents dans leur ensemble va faiblir, puisque ces marchés ont soumis leurs économies à la croissance chinoise. C’était auparavant le cas quand ils étaient fermement liés à la croissance US, mais c’est maintenant la Chine qui domine les flux commerciaux de ME [c’est-à-dire que sans croissance chinoise, les marchés émergeants stagnent]. La question qui se pose est de savoir si l’Amérique peut relancer sa croissance pendant que la chine et les ME stagnent. C’est un autre changement structurel, alors que jusqu’à maintenant c’était l’inverse : sans croissance US, les ME et la Chine stagnaient. Maintenant, c’est le contraire.

Les économies affaiblies

Il y a bien sûr d’autres changements structurels qui vont rendre la tâche plus difficile pour les économies occidentales affaiblies de rapatrier des emplois qui avaient été délocalisés auparavant. Premièrement, il y a eu un basculement systémique des innovations et des technologies vers l’Est (grâce à une force de travail plus qualifiée et mieux éduquée). Cela représente non seulement un fait économique, mais également une redistribution du pouvoir. Dans tous les cas, la technologie dans cette nouvelle ère est plus destructive que productive en termes d’emplois.

Dans un sens, le plan économique de Trump “Refaire travailler l’Amérique” par des projets d’infrastructures financés massivement pas la dette rappelle l’ère Reagan, période pendant laquelle le dollar était fort. Mais encore une fois “les choses ne sont plus ce qu’elles étaient.” L’inflation était alors de 13%, les taux d’intérêt autour de 20%, et, point crucial, le ratio de la dette au PIB était à peine de 35% (comparé à l’estimation actuelle de 71,8% ou de 104,5% en incluant la dette extérieure.)

Alors, comme l’a suggéré Jack Rickards, le dollar fort était déflationniste (volontairement), et les taux d’intérêt ne pouvaient que baisser. C’était le début de trois décennies de boom obligataire, qui finalement semble arriver à leur terme, lequel coïncide avec l’élection de Trump. Aujourd’hui, l’inflation ne peut qu’augmenter – comme les taux d’intérêt – et le marché obligataire ne peut que baisser (de façon périlleuse).

Croissance et emplois ?

Trump peut-il concilier croissance et création d’emplois à travers des dépenses en infrastructures ? Eh bien, “Croissance” est un terme ambigu et changeant. Le premier graphique montre les deux côtés de l’équation… le PIB annuel et la dette contractée, dépensée et (donc comptée dans la croissance) pour atteindre l’objectif de croissance.

Source: http://econimica.blogspot.it/2016/11/trump-lies-no-different-than-obama-or.html

Source: http://econimica.blogspot.it/2016/11/trump-lies-no-different-than-obama-or.html

Le deuxième graphique montre le PIB annuel moins la croissance annuelle de la dette fédérale pour obtenir cette “croissance du PIB”. En d’autres termes, contrairement au début des années Reagan, la dette, maintenant, ne produit plus de croissance – mais… eh! bien, principalement juste plus de dette.

En fait, ce que le deuxième graphique reflète est le transfert – par la création monétaire – du pouvoir d’achat d’une entité (le consommateur américain), par l’intermédiaire du secteur financier, vers d’autres entités (principalement des entités financières et des entreprises qui rachètent leurs propres actions). C’est la déflation due à la dette : le consommateur américain finit par avoir de moins en moins de pouvoir d’achat (au sens de revenu résiduel discrétionnaire).

La chose à souligner ici est que la “croissance” devient plus rare partout. La Russie et la Chine, comme tous les autres, sont à la recherche de nouvelles sources de croissance.

Comme Rickards l’a dit, la dette est le “diable” qui peut défaire tous les plans de Trump : un plan de rénovation des infrastructures de 1000 milliards de dollars, ajouté à sa proposition de reconstruire l’armée, vont – au moins à court terme — augmenter les déficits annuels. En fait, les déficits montent déjà en flèche : le trou fiscal du budget de 2016 est passé à 587 milliards de dollars contre 438 milliards l’année précédente, soit une énorme augmentation de 34%… En plus de cela, la politique protectionniste de Trump soit mettrait en œuvre des droits de douane de 35% sur certaines importations, ou bien exigerait que ces biens soient fabriqués à l’intérieur des États-Unis à des prix beaucoup plus élevés. Par exemple, la hausse des coûts de fabrication par rapport à des produits fabriqués en Chine serait de 190% si on les compare au salaire minimum d’un travailleur imposé par le pouvoir fédéral. Donc, l’inflation est en route.

Pour résumer, l’auto-suffisance implique des coûts domestiques plus élevés et des hausses de prix pour les consommateurs.

Source: http://www.zerohedge.com/news/2016-11-16/saudis-china-dump-treasuries-foreign-central-banks-liquidate-record-375-billion-us-p

Source: http://www.zerohedge.com/news/2016-11-16/saudis-china-dump-treasuries-foreign-central-banks-liquidate-record-375-billion-us-p

La dette va augmenter. Et il semble déjà qu’il y ait une attaque en cours de la part des acheteurs contre la dette du gouvernement US : bien plus d’un tiers de bons du Trésor, pour une valeur de 1000 milliards de dollars, ont été revendus dans l’année au 31 août par des Banques Centrales étrangères.

Et qui les achète ? (Le graphique ci-dessous montre à quoi ressemblent ces achats, en pourcentage de la dette totale émise par le Trésor). Eh ! bien les banques centrales étrangères ont disparu. (Les chinois n’ont pas acheté un seul bon du Trésor depuis 2011.)

(Ci-dessus : qui a acheté la dette commercialisable en pourcentage, par périodes) Source: http://econimica.blogspot.it/2016/11/trump-lies-no-different-than-obama-or.html

(Ci-dessus : qui a acheté la dette commercialisable en pourcentage, par périodes)
Source: http://econimica.blogspot.it/2016/11/trump-lies-no-different-than-obama-or.html

C’est le public américain qui achète. Seront-ils disposés à suivre Trump dans sa dépense structurelle de 1000 milliards de dollars ? Ou bien, est-ce que cela sera la marque d’encore une autre diminution du pouvoir d’achat du consommateur ? La question de savoir si un tel investissement donne vraiment de la croissance est à mettre en balance pour obtenir une quelconque réponse. (Les marchés d’échange d’actions des sociétés industrielles le feront très bien, bien sûr.)

Le résultat financier : (Michael Pento, Rapport Pento) : “Si les taux d’intérêt continuent d’augmenter, ce ne sera pas seulement le cours des actions qui s’effondrera. Ce sera chaque actif évalué selon un soi-disant “taux de rendement sans risque” offert par la dette souveraine. On apprendra dès lors la douloureuse leçon selon laquelle le fait d’avoir eu une politique d’intérêts virtuellement à zéro depuis 90 mois n’était pas du tout sans risque. Tous les taux d’intérêt négatifs du marché ont faussé entre autres : les dettes des entreprises, les titres municipaux, les investissements immobiliers, les obligations, les actions, les cours des matières premières, voitures de luxe, œuvres d’art, tous les revenus d’actifs immobilisés et leurs dérivés, et tout ce qui tourne autour, s’effondreront en même temps que l’économie globale.

“Pour information, une normalisation de rendement des obligations serait à long terme très saine pour l’économie, tout comme il est nécessaire de réconcilier les déséquilibres économiques massifs déjà existants. Cependant, le Président Trump n’acceptera nullement une dépression qui entraînerait simultanément l’effondrement des cours de l’immobilier, des actions et des obligations.”

Une crise financière imminente

Pour être juste, Trump a dit avec consistance tout le long de la campagne électorale que celui qui gagnerait la campagne des présidentielles pour prendre ses fonctions en janvier serait confronté à une crise financière. Peut-être ne sera-t-il pas confronté au “retour brutal” du Quantitative Easing et de la bulle obligataire comme certains experts l’ont prédit, mais beaucoup d’autres – selon l’étude menée par la Banque d’Amérique sur 177 gestionnaires de fonds lors de ces six derniers jours, qui contrôlent un peu moins de 500 milliards d’actifs – s’attendent à une “faillite obligataire stagflationnaire.”

Cela a des implications politiques majeures. Trump ne cherche rien moins que transformer l’économie et la politique étrangère des États-Unis. Il le fait contre de nombreux partisans de l’élite libérale dans le contexte actuel, si irrités du résultat des élections, qu’ils rejettent complètement sa légitimité électorale (et, avec les élites restant elles-mêmes silencieuses face à ce rejet du processus démocratique américain). Des mouvements sont organisés pour détruire sa présidence (voir ici par exemple). Si Trump fait effectivement l’expérience d’un sévère « remaniement » financier à un moment d’une telle colère intérieure et d’une telle agitation, la tournure des événements pourrait devenir très laide.

Source : Consortium News, le 21/11/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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