lundi 5 septembre 2016

Syrie : « La France doit sortir de son aveuglement néoconservateur au plus vite », par Renaud Girard

Syrie : « La France doit sortir de son aveuglement néoconservateur au plus vite », par Renaud Girard

Renaud Girard est un journaliste, reporter de guerre et géopoliticien français, auteur de livres sur le Moyen-Orient, le Pakistan et l’Afghanistan et d’essais sur les relations internationales. Grand Prix 2014 de la Presse Internationale de L’Association de la presse étrangère pour « l'ensemble de sa carrière de Grand reporter international et pour l'excellence de ses chroniques internationales ».

Voici sa vision, dans la Revue des Deux Mondes, assez décapante.

On n’oubliera cependant pas non plus les exactions commises par les troupes du gouvernement syrien (voir ici par exemple).

Cela illustre la complexité de la Diplomatie.

Source : Revue des Deux Mondes, Jean-Loup Bonnamy, 23-08-2016

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Revue des Deux Mondes – Quelles sont les vraies causes de la guerre en Syrie ? S'agit-il d'un nouvel épisode de la guerre entre sunnites et chiites ? 

Renaud Girard – De manière générale, le monde arabe connaît actuellement une crise liée à des mutations sociologiques et anthropologiques. La Syrie est un cas particulier de cette crise globale. La crise y est renforcée par trois éléments particuliers. Tout d'abord, la société syrienne, sunnite à 70 %, est profondément divisée entre d'une part des islamistes sunnites et d'autre part tous ceux qui sont hostiles à l'islamisme et soutiennent le pouvoir. Parmi ces soutiens du régime, on compte d'ailleurs non seulement toutes les minorités mais aussi de nombreux sunnites, comme la femme de Bachar al-Assad ou Ali Mamlouk, le chef des services de renseignement.

Cette division est en partie due au fait que la région ne s'est jamais relevée de la chute de l'Empire ottoman et que les frontières de la Syrie et de l'Irak reposent sur une décision franco-britannique prise en 1916 sans égard pour les réalités historiques et sociologiques, forçant à vivre ensemble des populations très différentes.

« Les jeunes fraîchement déracinés des campagnes et installés dans les périphéries des grandes agglomérations constituent des cibles idéales pour la propagande islamiste. »

Ensuite, de 2000 à 2008, la Syrie a connu un boom économique permis par la libéralisation partielle de son économie, Internet, le tourisme. Mais les fruits de cette expansion n'ont pas été répartis équitablement, ce qui a provoqué le ressentiment de beaucoup de sunnites des classes populaires et moyennes.

Enfin, la crise a une origine écologique trop souvent négligée : de 2006 à 2011, la Syrie a été touchée par une grande sécheresse qui a poussé peut-être un million de personnes à migrer des campagnes vers les villes. Ce fut très déstabilisateur pour la société syrienne, les jeunes fraîchement déracinés des campagnes et installés dans les périphéries des grandes agglomérations constituent des cibles idéales pour la propagande islamiste.

La crise syrienne n'est donc pas en soi une guerre entre sunnites et chiites puisque de nombreux sunnites soutiennent le gouvernement de Damas. Mais au niveau international, elle s'intègre dans le Kriegspiel entre l'Arabie saoudite sunnite et l'Iran chiite. 

Revue des Deux Mondes – Comment jugez-vous la politique de la France sur l'affaire syrienne depuis le début de la guerre civile, en 2011 ? 

Renaud Girard – Très négativement. Nous avons péché par ignorance historique, manichéisme politique et wishful thinking diplomatique. Par ignorance historique, nous avons méconnu les profondes divisions de la société syrienne. Comme l'avait vu Michel Seurat, la société syrienne est partagée entre des islamistes très puissants, par exemple à Alep, et la coalition de ceux qui souhaitent éviter que les islamistes prennent le pouvoir (chrétiens, druzes, alaouites, Kurdes, bourgeois sunnites).

Par manichéisme politique, nous avons considéré que puisque le régime de Damas était une dictature (ce qui est vrai), ses opposants devaient être de gentils démocrates (ce qui est faux). Nous avions imaginé que ceux qui combattaient Bachar al-Assad en Syrie étaient des héros de la liberté, comparables à nos jeunes polytechniciens lors des Trois Glorieuses de la révolution de juillet 1830, alors qu'il s'agit d'islamistes radicaux hostiles à nos intérêts et à nos valeurs. Il est vrai que les manifestants des premières protestations du printemps 2011 étaient en partie de jeunes démocrates sincères. On comptait même parmi eux des chrétiens, ce que l'archevêque de Homs m'a confirmé. Mais dès qu'on a cessé d'avoir affaire à un « printemps » pour passer à une situation de lutte armée et de guerre civile, l'opposition en Syrie s'est aussitôt réduite aux seuls islamistes, habitués à la clandestinité.

« La fermeture de l'ambassade a privé la France d'un formidable instrument de dialogue et de renseignement. »

Par wishful thinking diplomatique, c'est-à-dire en formant un vœu pieux, nous avons refusé de regarder la réalité en face et de parler avec des acteurs pourtant indispensables à tout processus de paix. Nous avons exclu Bachar al-Assad et l'Iran de la table des négociations alors qu'il incarne l'État et jouit de nombreux soutiens parmi la population et que l'Iran est le premier soutien du régime syrien. 

Résultat ? La Syrie connaît une guerre terrible depuis cinq ans. En avril 2012, la France a fermé son ambassade à Damas, en faisant le pari d'une chute imminente de Bachar. Manque de chance pour elle, cette chute n'a pas eu lieu. Mais la fermeture de l'ambassade a privé la France d'un formidable instrument de dialogue et de renseignement. Une bonne diplomatie doit parler avec tout le monde, sans préjugés ni barrières morales ou idéologiques. La réalité exerce un pouvoir de contrainte : c'est pourquoi on ne peut faire de la politique que sur des réalités et donc, comme le disait le général de Gaulle au moment de reconnaître la Chine populaire en 1964, il faut prendre les réalités telles qu'elles sont et non telles qu'on voudrait qu'elles fussent.

Si la France avait maintenu son ambassade, elle aurait pu continuer à parler avec Assad, l'exhorter à plus de modération et se proposer comme médiatrice, ce qui aurait peut-être permis d'éviter beaucoup de morts inutiles. Et elle aurait aussi pu utiliser son ambassade comme relais pour collaborer avec les services secrets syriens afin de lutter contre l'ennemi commun, les djihadistes. Peut-être que des citoyens français sont morts ou vont mourir dans des attentats qui pourraient être évités si nous collaborions avec les services secrets syriens.

« Par son attitude, la France s'est ridiculisée et a été sortie du jeu. »

En octobre 2012, nous avons violé l'embargo international sur les armes pour livrer des armes à la rébellion. Ces armes, payées par le contribuable français, ont fini entre les mains de Daesh, soit qu'elles aient été prises au cours de combats, soit qu'elles aient été vendues, soit que les rebelles « modérés » aient rejoint les rangs de Daesh avec armes et bagages. Il est curieux de voir que la France, au risque de sa réputation et de ses emplois, a refusé d'honorer sa signature pour vendre des armes à la Russie ; or ces armes ne changeaient rien à l'équilibre stratégique des forces et n'auraient pas été utilisées en Ukraine ; la France a violé un embargo pour donner des armes qui finalement ont servi à détruire le patrimoine mondial de l'humanité à Palmyre et qui peut-être serviront un jour à nous attaquer.

En 2013, au moment de l'affaire des armes chimiques, elle s'est humiliée deux fois. D'une part, elle a affirmé vouloir attaquer le régime de Damas, ce qui aurait été une catastrophe. Heureusement, le plan Lavrov mis en place par la Russie et accepté par les États-Unis a permis d'obtenir le désarmement chimique de la Syrie et d'éviter toute intervention. D'autre part, elle a fait volte-face lorsqu'elle a vu que ni les États-Unis ni le Royaume-Uni n'étaient prêts à la suivre. Même si cette idée de guerre était une grave erreur, la politique de la France ne doit pas être dictée par l'attitude de ses alliés. Par son attitude, elle s'est ridiculisée et a été sortie du jeu. Si bien qu'en 2015, la France n'a même pas été invitée à la conférence internationale de Genève, alors qu'elle avait été la puissance mandataire en Syrie jusqu'en 1946 et que le Moyen-Orient était censé être l'une des régions phares de son activité diplomatique […]

Source : Revue des Deux Mondes, Jean-Loup Bonnamy, 23-08-2016

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