vendredi 12 août 2016

Tic… Tac… Tic… Tac…, par Noam Chomsky

Tic… Tac… Tic… Tac…, par Noam Chomsky

Source : TomDispatch.com, le 12/06/2016

Posté par Noam Chomsky, le 12 juin 2016

Cela faisait trois mois qu’il n’avait pas mis les pieds à son bureau lorsqu’il se rendit à Prague, capitale de la République Tchèque, et fit une allocution sur le dilemme nucléaire mondial. Ses déclarations semblaient venir de militants antinucléaires, pas du président des États-Unis. En appelant à utiliser de nouvelles formes d’énergie, Barack Obama a parlé avec une rare éloquence des dangers d’une planète où les armes nucléaires se sont répandues à tel point que leur utilisation va s’avérer « inévitable ». Il a plaidé pour un « monde sans armes nucléaires » et a même affirmé : « En tant que puissance nucléaire, en tant que seule puissance nucléaire à avoir utilisé l’arme nucléaire, les États-Unis ont la responsabilité morale d’agir. » Il a même promis de prendre « des décisions concrètes » pour commencer à construire un tel monde sans de telles armes.

Sept ans plus tard, il est temps de faire le bilan de notre soi-disant premier président abolitionniste. L’arsenal nucléaire américain – 4 571 ogives (quoique bien moins que les 19 000 de 1991 lors de l’implosion du l’Union Soviétique) – reste assez puissant pour détruire plusieurs planètes de la taille de la Terre. Selon la Fédération des Scientifiques Américains, les derniers chiffres du Pentagone sur cet arsenal indiquent que « l’administration Obama a réduit les réserves moins que n’importe quel autre depuis la fin de la guerre froide, et que le nombre d’ogives démantelées en 2015 était le plus faible depuis l’arrivée au pouvoir du président Obama. » Pour mettre cela en perspective, Obama a fait significativement moins que George W. Bush en matière de réduction de l’arsenal.

Dans le même temps, notre président abolitionniste s’occupe actuellement de la modernisation du même arsenal, un projet en cours depuis trois décennies, dont le coût est estimé à au moins 1000 milliard de dollars – sans compter, bien sûr, les habituels surcoûts impromptus. Dans l’opération, de nouveaux systèmes d’armement seront produits, la première bombe atomique dite « intelligente » (c’est à dire plus précise et plus destructrice), et Dieu sait quoi d’autre.

Un seul succès antinucléaire peut lui être attribué, son accord avec l’Iran s’assurant que ce pays ne produise pas une telle bombe. Un bilan aussi dérisoire venant d’un président qui semblait sur la voie de l’abolitionnisme nous éclaire sur la réalité du dilemme nucléaire et l’emprise que la sécurité nationale a sur sa pensée (et probablement sur celle de n’importe quel futur président).

Il est effrayant que, sur notre planète, l’humanité continue d’encourager deux forces apocalyptiques, dont chacune – l’une immédiate (menace nucléaire) et l’autre sur la durée (réchauffement climatique) – pourrait mutiler voire détruire l’humanité telle que nous la connaissons. Cela devrait tous nous faire réfléchir. C’est ce dont nous parle Noam Chomsky dans cet essai extrait de son remarquable nouveau livre Who Rules the World? (« Qui dirige le monde ? »). Tom

L’horloge de la fin du monde (Doomsday Clock)

Armes nucléaires, changement climatique, et les perspectives de survie

Par Noam Chomsky

[Cet essai est extrait du dernier livre de Noam Chomsky, Who Rules the World? (Metropolitan Books)]

En janvier 2015, le bulletin des scientifiques atomistes a avancé sa célèbre horloge de la fin du monde à minuit moins trois minutes, un niveau de menace qui n’avait pas été atteint depuis 30 ans. Le communiqué du bulletin explique le choix d’avancer l’horloge par deux menaces majeures pour notre survie : les armes nucléaires et le changement climatique non contrôlé. L’appel accuse les dirigeants mondiaux, qui « ont échoué à agir à la vitesse requise pour protéger les citoyens d’une catastrophe potentielle, » mettant en danger chaque personne sur Terre en échouant à accomplir leur plus important devoir : assurer et préserver la santé et la vitalité de la civilisation humaine.

Depuis lors, il y a de bonnes raisons de penser que nous sommes encore plus proches de la fin du monde.

Fin 2015, les dirigeants mondiaux se sont réunis à Paris pour résoudre le grave problème du « changement climatique incontrôlé. » Pas un jour ne se passe sans nouvelles preuves de la gravité de la crise. Pour prendre un exemple presque au hasard, peu de temps avant l’ouverture de la conférence de Paris, le Jet Propulsion Laboratory de la NASA a publié une étude surprenante et alarmante de deux scientifiques qui ont étudié la glace de l’Arctique. L’étude a montré que l’énorme glacier du Groenland, Zachariae Isstrom, « est passé d’une position glaciaire stable en 2012 à une phase de recul accéléré, » par un développement inattendu et de mauvais augure. Le glacier « contient suffisamment d’eau pour élever le niveau global de la mer de plus de 18 pouces (46 centimètres) s’il venait à fondre complètement. Il a maintenant entamé un régime de fonte rapide, perdant 5 milliards de tonnes de masse chaque année. Toute cette glace se désagrège dans l’océan Atlantique Nord. »

Cependant il y a peu d’espoir que les dirigeants du monde à Paris « agissent avec la vitesse ou à l’échelle requise pour protéger les citoyens de la catastrophe potentielle. » Et même si, par miracle, ils l’avaient fait, cela aurait été d’une portée limitée, pour des raisons qui seraient profondément troublantes.

Lorsque l’accord a été approuvé à Paris, le ministre français des affaires étrangères Laurent Fabius, qui a accueilli les débats, a annoncé qu’il était « juridiquement contraignant ». Cela peut nous permettre d’espérer, mais de nombreux obstacles doivent retenir toute notre attention.

Si l’on considère l’ensemble de la couverture médiatique de la conférence de Paris, peut-être les commentaires les plus importants sont ceux-ci, enfouis à la fin d’une longue analyse du New York Times : « Traditionnellement, les négociateurs se sont efforcés de rédiger un traité juridiquement contraignant qui requière des gouvernements des pays participants à la conférence que la ratification ait une valeur. Dans le cas présent, il n’y a aucun moyen de l’obtenir, à cause des États-Unis. Un tel traité serait mort-né en arrivant à Capitol Hill sans les deux tiers des voix de majorité requis au Sénat contrôlé par les Républicains. Ainsi, les objectifs volontaires prennent la place des objectifs contraignants et obligatoires. » Et les plans volontaires sont une garantie d’échec.

« A cause des États-Unis. » Plus précisément, à cause du Parti républicain, qui maintenant est en train de devenir un réel danger pour une survie humaine décente.

Les conclusions sont soulignées dans un autre article du Times sur l’accord de Paris. A la fin d’un long texte louant la réalisation, l’article note que le système créé à la conférence « dépend en grande partie des points de vue des futurs leaders mondiaux qui appliqueront ces politiques. Aux États-Unis, chaque candidat républicain à la présidence de 2016 a publiquement remis en question ou refusé d’admettre le changement climatique, et s’est opposé aux politiques de M. Obama à ce sujet. Au Sénat, Mitch McConnell, leader républicain, qui a mené la charge contre le programme de M. Obama concernant le changement climatique, a déclaré : “Avant que ses partenaires internationaux ne sabrent le champagne, ils feraient mieux de se rappeler que c’est un objectif inatteignable, basé sur un plan énergétique probablement illégal, que la moitié des États l’ont attaqué en justice pour l’arrêter, et dont le Congrès a déjà voté le rejet.” »

Les deux partis se sont déplacés vers la droite pendant la période néolibérale de la génération précédente. Les démocrates mainstream sont maintenant à peu près ce que l’on appelait « les républicains modérés ». Pendant ce temps, le Parti républicain a largement dérivé hors du spectre, devenant ce que le respecté analyste politique conservateur Thomas Mann et Norman Ornstein appellent une « insurrection radicale » qui a pratiquement abandonné la politique parlementaire normale. Avec la dérive droitière, le dévouement du Parti républicain à la richesse et aux privilèges est devenu si extrême que ses politiques réelles pourraient ne pas attirer les électeurs, il a donc dû chercher une nouvelle base populaire, mobilisée pour d’autres motifs : les chrétiens évangéliques qui attendent la seconde venue, nativistes qui craignent qu’« ils » mènent notre pays loin de nous, racistes impénitents, les gens avec de vrais griefs qui confondent gravement leurs causes, et d’autres comme eux qui sont des proies faciles pour les démagogues et peuvent facilement se transformer en insurrection radicale.

Au cours des dernières années, l’establishment républicain a réussi à ignorer les voix de la base qu’il avait mobilisée. Mais plus maintenant. À la fin 2015, l’establishment exprimait la consternation et un désespoir considérable pour son incapacité à le faire, alors que la base républicaine et ses choix sont hors de contrôle.

Les élus républicains et prétendants à la prochaine élection présidentielle ont exprimé un mépris clair pour les délibérations de Paris, refusant même de participer à la procédure. Les trois candidats qui menaient dans les sondages du moment – Donald Trump, Ted Cruz et Ben Carson – ont adopté la position de la base largement évangélique : les humains n’ont pas d’impact sur le réchauffement climatique, si tant est que le réchauffement existe.

Les autres candidats rejettent l’action du gouvernement face à la question. Immédiatement après le discours d’Obama à Paris, promettant que les États-Unis seraient à l’avant-garde de la recherche d’une action mondiale, un vote du Congrès dominé par les Républicains a sabordé les dernières règles de l’Agence de Protection de l’Environnement destinées à réduire les émissions de carbone. Comme la presse l’a rapporté, ce fut « un message provocant adressé à plus de 100 dirigeants du monde, soulignant que le président américain n’a pas le plein soutien de son gouvernement sur la politique climatique » – un euphémisme, en quelque sorte. Pendant ce temps, Lamar Smith, chef républicain de la commission de la Chambre sur la science, l’espace et la technologie, a renforcé son djihad contre les scientifiques du gouvernement qui osent dénoncer les faits.

Le message est clair. Les citoyens américains sont confrontés à une énorme responsabilité chez eux.

Sur ce même sujet, le New York Times souligne que « les deux tiers des Américains sont favorables à ce que les États-Unis adoptent un accord international contraignant pour freiner la croissance des émissions de gaz à effet de serre. » Et trois Américains sur cinq considèrent le climat comme plus important que l’économie. Mais ce n’est pas le problème. L’opinion publique est ignorée. Ce fait, une fois de plus, envoie un message fort aux Américains. Il leur incombe de corriger les dysfonctions du système politique, dans lequel l’opinion populaire est une donnée marginale. La disparité entre l’opinion publique et la politique, dans ce cas, a des conséquences importantes pour le sort du monde.

Nous ne devons pas, bien sûr, nous lamenter sur un « âge d’or » révolu. Néanmoins, en examinant simplement l’évolution actuelle, on y voit des changements importants. L’affaiblissement du fonctionnement de la démocratie est l’une des conséquences de l’agression néolibérale sur la population mondiale de la dernière génération. Et cela ne se produit pas seulement aux États-Unis ; en Europe l’impact est peut-être pire.

Le cygne noir que nous ne verrons jamais

Passons maintenant à l’autre (et traditionnelle) préoccupation des scientifiques atomiques qui ajustent l’horloge de la fin du monde : les armes nucléaires. La menace actuelle de la guerre nucléaire justifie amplement leur décision de janvier 2015 d’avancer l’horloge de deux minutes vers minuit. Ce qui est arrivé depuis révèle encore plus clairement la menace croissante, une question qui suscite une préoccupation insuffisante, à mon avis.

La dernière fois que l’horloge de la fin du monde a atteint trois minutes avant minuit c’était en 1983, au moment des exercices Able Archer de l’administration Reagan ; ces exercices d’attaques simulées sur l’Union Soviétique ont servi à tester leurs systèmes de défense. Des archives russes publiées récemment révèlent que les Russes étaient profondément préoccupés par les opérations et se préparaient à répliquer, ce qui aurait signifié, tout simplement : La Fin.

Nous en avons appris plus sur ces exercices irréfléchis et inconscients qui ont conduit le monde à deux doigts de la catastrophe, de la part de militaires américains et de l’analyste américain du renseignement Melvin Goodman, qui était chef de la division de la CIA et analyste principal au Bureau des affaires soviétiques de l’époque. « En plus de l’exercice de mobilisation Able Archer qui a alarmé le Kremlin, écrit Goodman, l’administration Reagan a autorisé des exercices militaires inhabituellement agressifs près de la frontière soviétique qui, dans certains cas, ont violé la souveraineté territoriale soviétique. Les mesures risquées du Pentagone comprenaient l’envoi de bombardiers stratégiques américains sur le pôle Nord pour tester les radars soviétiques, et des exercices navals de temps de guerre où les navires américains ont été plus proches de l’URSS que jamais. Ainsi que des opérations secrètes de simulation d’attaques navales surprises sur des cibles soviétiques. »

Nous savons maintenant que le monde a été sauvé de la destruction nucléaire probable dans ces jours effrayants par la décision d’un officier russe, Stanislav Petrov, de ne pas transmettre aux autorités supérieures le rapport des systèmes de détection automatisés prévenant que l’URSS subissait une attaque de missiles. Par conséquent, Petrov prend sa place aux côtés du commandant de sous-marin russe Vasili Arkhipov, qui, à un moment dangereux de la crise des missiles cubains de 1962, a refusé d’autoriser le lancement de torpilles nucléaires lorsque des sous-marins ont été attaqués par les destroyers américains qui maintenaient le blocus maritime.

D’autres exemples révélés récemment viennent enrichir le dossier déjà effrayant. L’expert de la sécurité nucléaire Bruce Blair déclare que « le moment où les Etats-Unis ont été le plus proche de voir le Président décider par inadvertance d'un lancement stratégique a eu lieu en 1979, quand le système d’alerte précoce NORAD (North American Aerospace Defense Command) a détecté une attaque soviétique de grande ampleur. Le conseiller de sécurité nationale Zbigniew Brzezinski a été appelé deux fois dans la nuit pour lui annoncer que les États-Unis étaient attaqués. Il a aussitôt décroché le téléphone pour convaincre le président Carter qu’une réponse à grande échelle était nécessaire et devait être immédiate, quand un troisième appel l’a informé que c’était une fausse alerte. »

Cet exemple nouvellement révélé évoque un incident critique de 1995, lorsque la trajectoire d’une fusée américano-norvégienne transportant du matériel scientifique ressemblait à la trajectoire d’un missile nucléaire. Ce qui a provoqué l’inquiétude russe qui a atteint rapidement le président Boris Eltsine, qui est en charge de décider de lancer une frappe nucléaire.

Blair ajoute d’autres exemples tirés de sa propre expérience. Dans un cas, pendant la guerre du Moyen-Orient en 1967, « un équipage d’avion porteur de charge nucléaire a reçu un ordre d’attaque réelle au lieu d’un exercice de formation et d’entrainement nucléaire. » Quelques années plus tard, au début des années 1970, le Strategic Air Command de Omaha a « réémis un ordre d’exercice de lancement comme un ordre de lancement réel. » Dans les deux cas, les contrôles de code avaient échoué ; une intervention humaine a empêché le lancement. « Vous avez là un exemple de la dérive, » ajoute Blair. « Il n’était tout simplement pas rare que ce genre de SNAFU se produise. » [SNAFU : « Situation Normal: All Fucked Up », acronyme ironique indiquant que la situation est mauvaise, mais que c’est la situation normale, NdT]

Blair a fait ces commentaires en réaction au rapport du pilote John Bordne qui a été récemment blanchi par l’US Air Force. Bordne servait sur la base militaire américaine à Okinawa en octobre 1962, au moment de la crise des missiles de Cuba et au moment de graves tensions en Asie. Le système d’alerte nucléaire des États-Unis avait été augmenté à DEFCON 2, un niveau inférieur à DEFCON 1, niveau auquel des missiles nucléaires peuvent être lancés immédiatement. Au sommet de la crise, le 28 octobre, un équipage de missiles a reçu l’autorisation de lancer ses missiles nucléaires par erreur. Ils ont décidé de ne pas le faire, évitant probablement la guerre nucléaire. Ils rejoignent ainsi Petrov et Arkhipov dans le panthéon des hommes qui ont décidé de désobéir au protocole et ainsi sauvé le monde.

Comme Blair l’a observé, ces incidents ne sont pas rares. L’étude récente d’un expert a révélé des dizaines de fausses alertes chaque année au cours de la période examinée, de 1977 à 1983 ; l’étude a relevé un nombre de cas variant de 43 à 255 par an. L’auteur de l’étude, Seth Baum, résume avec les mots appropriés : « La guerre nucléaire est le cygne noir que personne ne voit jamais, sauf en ce bref instant où il nous tue. Nous retardons la suppression de cette menace à nos risques et périls. Il est grand temps de le faire, tant que nous sommes encore en vie. »

Ces études, comme celles reprises dans le livre d’Eric Schlosser, Command and Control, se bornent principalement aux systèmes américains. Les systèmes russes en revanche sont bien plus sources d’erreurs. Sans oublier les autres systèmes, notamment pakistanais.

« Une guerre n’est plus inimaginable »

Parfois, la menace n’est pas un accident, mais de l’aventurisme, comme dans le cas d’Able Archer. Le cas le plus extrême est celui des Missiles Cubains de 1962, quand la menace d’un désastre était bien trop réelle. La façon dont cela a été géré en est choquante ; de même que la manière dont cela a été interprété par la suite.

Avec ce triste record en tête, il est utile d’observer les débats stratégiques et leur préparation. Un cas qui fait froid dans le dos est celui de l’étude du STRATCOM (United States Strategic Command) “Eléments essentiels de la dissuasion post-Guerre Froide” (« Essentials of Post-Cold War Deterrence »), sous Clinton en 1995. L’étude appelle à conserver le droit de la « première frappe » [en stratégie militaire, une première frappe désigne une attaque surprise préventive avec un grand nombre d’armes, NdT], même contre les pays ne possédant pas l’arme nucléaire. L’étude explique que les armes nucléaires sont constamment utilisées, dans le sens où elles « assombrissent chaque crise ou conflit. » Elle incite également à renvoyer l’image d’un pays au caractère vindicatif et irrationnel, afin d’intimider le monde.

La doctrine actuelle est analysée dans l’éditorial du journal International Security, un des journaux de référence dans le monde de la doctrine stratégique. Les auteurs expliquent que les États-Unis sont engagés dans une primauté stratégique – c’est-à-dire éviter les représailles. C’est la logique de la « nouvelle triade » d’Obama (renforcer les sous-marins et les missiles au sol ainsi que les forces de bombardement), en plus de missiles de défense pour contrer des représailles. Le problème levé par les auteurs est que la demande américaine pour une primauté stratégique pourrait mener la Chine à réagir en abandonnant sa politique consistant à ne pas lancer de première frappe et en étendant les limites de sa dissuasion. Les auteurs pensent que cela n’arrivera pas, mais les perspectives restent incertaines. Clairement, cette doctrine augmente les dangers dans une région conflictuelle et à risque.

C’est également vrai pour l’OTAN et son expansion vers l’est en violation avec les promesses verbales faites à Mikhaïl Gorbatchev alors que l’URSS s’écroulait et qu’il donna son accord pour permettre à l’Allemagne, une fois unifiée, d’intégrer l’OTAN – concession assez remarquable quand on repense à l’histoire du XXe siècle. L’expansion vers l’Allemagne de l’Est s’est faite dans un premier temps. Dans les années qui ont suivi, l’OTAN s’est étendue jusqu’aux frontières russes ; il y a maintenant des raisons de craindre que cela puisse aller jusqu’à une inclusion de l’Ukraine, cœur géostratégique de la Russie. On imagine très bien comment les États-Unis réagiraient si le pacte de Varsovie existait encore, si une grande partie de l’Amérique latine l’avait rejoint, et si maintenant, le Mexique et le Canada étaient candidats également.

Mis à part cela, la Russie comprend comme la Chine (et les stratèges américains, d’ailleurs) que les systèmes américains de défense antimissile près des frontières de la Russie sont, en effet, des armes de première frappe, visant à établir la primauté stratégique – l’immunité contre les représailles. Peut-être que leur mission est tout à fait impossible, comme certains spécialistes le soutiennent. Mais on ne peut être sûr de rien. Et les réactions militaires de la Russie sont interprétées naturellement par l’OTAN comme une menace pour l’Occident.

Un éminent chercheur britannique spécialiste de l’Ukraine présente ce qu’il appelle un « paradoxe géographique fatidique » : que l’OTAN « n’existe que pour gérer les risques créés par son existence. »

Les menaces sont maintenant bien réelles. Heureusement, l’abattage d’un avion russe par un F-16 turc en novembre 2015 n’a pas mené à un incident international, mais il aurait pu, particulièrement au vu des circonstances. L’avion était en mission de bombardement en Syrie. Il est passé pendant à peine 17 secondes au-dessus d’une frange du territoire turc qui forme une saillie dans la Syrie, et se dirigeait de manière évidente vers la Syrie, où il s’est abîmé. L’abattre apparaît comme ayant été un acte inutilement imprudent et provocateur, et un acte suivi de conséquences.

En réaction, la Russie a annoncé que ses bombardiers seraient dorénavant accompagnés par des avions de chasse et qu’elle déploierait des systèmes sophistiqués de missiles anti-aériens en Syrie. La Russie a également ordonné à son croiseur lance-missiles Moskva, avec son système de défense aérienne longue portée, de se rapprocher de la côte afin qu’il puisse être « prêt à détruire n’importe quelle cible aérienne portant un potentiel danger contre sa flotte aérienne, » a annoncé le ministre Sergei Shoigu. Tout cela jette les bases de confrontations qui pourraient être létales.

Les tensions sont également constantes aux frontières entre la Russie et l’OTAN, incluant les manœuvres militaires des deux côtés. Peu après que l’horloge de la fin du monde ait été, de manière inquiétante, rapprochée de minuit, la presse nationale déclara que « des véhicules de combat militaire américains ont paradé mercredi à travers une ville estonienne qui jouxte la Russie, un acte symbolique qui souligne les enjeux pour les deux côtés au milieu des pires tensions entre l’Occident et la Russie depuis la guerre froide. » Peu avant, un avion de guerre russe est passé à quelques secondes d’une collision avec un avion de ligne civil danois. Les deux côtés pratiquent une mobilisation rapide et un redéploiement des forces vers la frontière Russie-OTAN, et « tous deux pensent qu’une guerre n’est plus impensable. »

Perspectives de survie

S’il en est ainsi, les deux côtés sont au-delà de l’imbécillité, car une guerre pourrait bien tout détruire. Il est reconnu depuis des dizaines d’années qu’une première frappe d’une puissance majeure pourrait détruire l’attaquant, même sans représailles, simplement des effets d’un hiver nucléaire.

Mais c’est le monde d’aujourd’hui. Et pas seulement celui d’aujourd’hui – mais celui dans lequel nous vivons depuis 70 ans. Le raisonnement de toutes les parties est incroyable. Comme nous l’avons vu, la sécurité pour les populations n’est, typiquement, pas le premier souci des politiciens. Cela est vrai depuis les premiers jours de l’âge nucléaire, quand dans les centres de formation politique il n’y avait aucun effort – apparemment même aucune pensée exprimée – pour éliminer la sérieuse menace potentielle pour les États-Unis, ce qui aurait pu être possible. Et ainsi le même problème continue de persister, comme le montrent les exemples que nous venons de citer.

C’est le monde dans lequel nous avons vécu et vivons encore aujourd’hui. Les armes nucléaires posent un danger constant de destruction instantanée, mais au moins nous savons comment réduire la menace, et même comment l’éliminer ; une obligation qui engageait les puissances nucléaires qui ont signé le traité de non-prolifération, et dont ils n’ont pas tenu compte. La menace du réchauffement climatique n’est pas immédiate, bien qu’elle soit pressante à long terme et pourrait empirer soudainement. Notre capacité à la gérer reste à préciser, mais il n’y a aucun doute que plus le délai sera long, plus extrême sera le désastre.

Les perspectives d’une survie décente à long terme ne sont pas élevées à moins qu’il n’y ait un changement significatif dans la trajectoire. Une grande partie de la responsabilité est entre nos mains – les opportunités également.

Noam Chomsky est professeur émérite dans le département de linguistique et de philosophie au Massachussetts Institute of Technology (MIT). Dans son œuvre de réinformation [Allusion au site TomDispatch.com, qui se définit comme antidote aux médias mainstream, NdT], on trouve parmi ses récents livres Hegemony or Survival (« Hégémonie ou Survie ») et Failed States (« Des États ratés »). Cet essai est tiré de son nouveau livre, Who Rules the World? (« Qui dirige le monde ? », Metropolitan Books, the American Empire Project). Son site est www.chomsky.info.

Copyright 2016 Valeria Galvao Wasserman-Chomsky

Source : TomDispatch.com, le 12/06/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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