mardi 5 juillet 2016

Le « testament politique » de Michel Rocard

Le « testament politique » de Michel Rocard

Je ne partageais pas toute sa vision, mais Michel Rocard était un sacré bonhomme, avec qui j’ai eu la chance de discuter plusieurs fois.

Je retiendrai de nos échanges sa grande humanité, son souci de la justice et l’attention portée au sort des plus humbles – caractères si rares aujourd’hui…

RIP Michel…

Source : à lire en intégralité dans Le Point, Michel Rocard, 23-06-2016

Ce qu'il dit de Mitterrand, Chirac, Hollande, Juppé, Macron… Son « testament politique »

Le Point : Nous vivons une période de rupture inédite. Quel projet politique crédible peut permettre d’adapter notre société à ces bouleversements ?

Michel Rocard : Pour diriger une société, il faut la comprendre. Or on ne peut plus se comprendre. On va rentrer tous ce soir chez nous et regarder les infos. Il y aura 60 % de faits divers. On ne nous donne ni la matière ni le temps pour comprendre.

Et la presse écrite se laisse entraîner par l’information continue, la télé, Internet… Le système fonctionne pour le divertissement. Comment, dès lors, comprendre le Moyen-Orient ou la crise économique ? Le monde du savoir ne produit plus de connaissances interdisciplinaires, les sociologues ne travaillent pas avec les économistes, qui ont peu ou pas de contact avec les politiques.

C’est donc une question de temps ?

Les politiques sont une catégorie de la population harcelée par la pression du temps. Ni soirée ni weekend tranquille, pas un moment pour lire, or la lecture est la clé de la réflexion. Ils n’inventent donc plus rien. On sent venir l’élection sans projet de société d’un côté comme de l’autre. La démocratie chrétienne avait un projet de société pour toute l’Europe, qu’elle a fini par abandonner. Le gaullisme a disparu. Le communisme s’est englouti dans son propre archaïsme. Le socialisme porte un projet, mais il n’est plus clair depuis longtemps. D’ailleurs, il n’y a plus guère que moi pour en parler… parce que je suis archaïque, probablement.  […]

François Hollande bat des records d’impopularité. S’il ambitionnait un second mandat, quel serait votre conseil ?

Changer ! Le problème de François Hollande, c’est d’être un enfant des médias. Sa culture et sa tête sont ancrées dans le quotidien. Mais le quotidien n’a à peu près aucune importance. Pour un politique, un événement est un “bousculement”. S’il est négatif, il faut le corriger. S’il est positif, en tirer avantage. Tout cela prend du temps. La réponse médiatique, forcément immédiate, n’a donc pas de sens. Cet excès de dépendance des politiques aux médias est typique de la pratique mitterrandienne, dont François Hollande est l’un des meilleurs élèves. Or le petit peuple de France n’est pas journaliste. Il sent bien qu’il est gouverné à court terme et que c’est mauvais. Cela dit, je ne crois pas que François Hollande y puisse quelque chose. D’abord, c’est trop tard. Et puis, on ne change pas comme ça.

Votre pronostic est assez négatif !

L’espoir de l’actuel président de la République de repasser… D’abord, je me demande pourquoi il ferait ça. Il doit commencer à ne plus croire lui-même qu’il fera baisser le chômage. Mais, vous savez, l’attitude de François Hollande n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui compte, c’est l’attitude des médias. La France est entrée dans un déclin profond à cause de la manière dont nous communiquons les uns avec les autres, et c’est irrémédiable. […]

Diriez-vous à la lumière de sa trajectoire que Mitterrand était, en fait, un homme de droite ?

Tout le démontre. C’est évident. Mitterrand était un homme de droite. N’oubliez pas qu’il est devenu premier secrétaire du Parti socialiste moins de trois jours après avoir pris sa carte… Comme accoutumance à une longue tradition culturelle, c’est un peu bref.

Y a-t-il une chose que vous regrettez de ne pas lui avoir dit ?

Non… On s’est tout de même dit beaucoup de choses, par écrit. Ce qui a scellé la qualité de nos relations, c’est quand j’ai écrit, pendant la guerre d’Algérie, qu’il était un assassin. Ministre de la Justice, il refusait d’instruire les demandes de grâce des condamnés à mort. Il faisait la grève administrative pour tuer. Forcément, il n’a pas aimé… Nous n’en avons jamais reparlé.

Jamais ?

Non, cela nous aurait compliqué le travail. Parce qu’on a bien travaillé ensemble. Avez-vous repéré un détail drôle ? Prenez le sondage de popularité du Journal du dimanche sur cinquante ans. Si vous additionnez les cotes de popularité des présidents et des Premiers ministres, nous sommes le binôme gouvernant le plus populaire ! Nous avions tellement peu de plaisir à être ensemble que nous travaillions très vite. Nous avons fait le RMI ensemble dans l’enthousiasme. Et puis il m’a laissé faire la Nouvelle-Calédonie à ma manière. Et la CSG, certes très discutée, mais qui est tout de même un impôt de justice, et les Français l’ont bien compris.

Pensez-vous, comme Régis Debray, que la gauche française a perdu la bataille des idées ?

Oui, la gauche a perdu la bataille des idées, et pas seulement en France. La crise est profonde, mondiale. Quel que soit le prochain président, il n’aura pas les moyens de résoudre tout seul la crise économique. Je ne me prêterai donc pas au jeu de rôles de savoir qui sera le prochain. On peut toujours s’en prendre au politique, mais ce n’est pas sérieux. Nous sommes passés de 5 à 6 % de croissance économique à 2 ou 3 % au mieux. L’autre phénomène est le mépris pour l’investissement : les détenteurs de fortunes préfèrent désormais jouer avec leur argent qu’investir. Les actionnaires s’y sont mis. Ils ont réclamé plus d’argent. Pendant les Trente Glorieuses, période de plein emploi, on rémunérait mal les actionnaires car on payait bien la main-d’oeuvre. Henry Ford avait donné le la en inventant la semaine de cinq jours payés six, “pour que mes travailleurs, disait-il, puissent acheter mes voitures”. Mais voilà, dans les années 70, on a doublé la part distribuée aux actionnaires. D’abord aux dépens des sous-traitants – le patronat a externalisé vers des entreprises petites et peu syndicalisées pour renégocier les contrats -, puis des employés maison. Cela s’est fait dans tous les pays développés. […]

Quel autre tabou la gauche doit-elle faire sauter ?

La gauche française est un enfant déformé de naissance. Nous avons marié deux modèles de société radicalement différents, le jacobinisme et le marxisme. Pas de souveraineté des collectivités territoriales, pas de souveraineté des universités, tout est gouverné par le sommet, ça c’est le jacobinisme. Avec la prétention d’avoir une analyse rationnelle de la production, ça c’est le marxisme. Et, particularité française, la volonté révolutionnaire de travailler à la démolition du capitalisme, ce qui explique l’absence de dialogue social et de culture économique. Pourquoi voulez-vous comprendre le système puisqu’il faut en mettre un autre à la place ? La gauche française se raconte aussi à travers la dynastie de ses chefs : Paul Faure, secrétaire général de la SFIO choisissant le ministre du Travail du maréchal Pétain, ou Guy Mollet, inoubliable créateur de la guerre d’Algérie. D’autres leaders ont contesté l’idée du Grand Soir. Ces progressistes qui voulaient faire marcher l’économie s’appelaient Jean Jaurès ou Léon Blum. Blum, qui était le seul de la bande à avoir lu Marx, a eu cette phrase en 1936 : “A l’évidence, la situation n’a rien de révolutionnaire, nous ne pouvons être que des loyaux gérants du capitalisme.” Cette dissidence subversive est restée minoritaire. Les autres pays se sont débarrassés du marxisme. Les Allemands ont, après guerre, envoyé la dictature du prolétariat, la lutte des classes, Karl Marx et ses certitudes, aux oubliettes de l’Histoire pour se rallier à l’économie de marché.

Pas la France, où Mitterrand, qui avait conquis le PS et voulait le pouvoir, avait un besoin stratégique du PC. Très vite, il a affirmé que les nationalisations étaient une revendication du milieu ouvrier, et que n’était pas socialiste qui s’y refusait. Alors que partout émerge une social-démocratie réformiste, ralliée à une économie de marché régulée pour limiter chômage et inégalités, la gauche française se distingue. La drôlerie, c’est le vocabulaire : les termes “socialisme” et “social-démocratie” sont interchangeables, alors qu’ils ne recouvrent pas la même définition. […]

La parole du politique est aujourd’hui discréditée, elle ne porte plus…

Oui, et elle n’est pas près d’être recréditée ! Rien de ce que je peux vous dire ne se résume en une minute trente à la télévision. Comment réussir à redonner un espoir aux Français si cet espoir n’est pas inscrit dans une durée, au moins celle de la longévité de nos petits-enfants ? Nous sommes aussi vaincus par l’individualisme. J’en ai beaucoup voulu à Manuel Valls de vouloir changer le nom du parti. L’histoire nous a dotés du seul mot qui fait primer le collectif sur l’individu : le “socialisme”. C’est même la seule chose que le socialisme veuille dire, et surtout pas “appropriation collective des moyens de production” ! Mais les frustrations sont telles que d’autres formes de pouvoir émergent. Les partis ne font pas leur boulot, alors les citoyens se prennent en main.

François Hollande a fait du dialogue social l’un des axes de son quinquennat. Cela peut-il fonctionner en France, où les syndicats sont si peu représentatifs ?

Evidemment non. Mais, comme il n’y a pas de substituts, la priorité est à la relance du mouvement syndical, avec interdiction au pouvoir politique ou patronal de trancher à sa place. Le patronat trouve commode d’être bonapartiste et qu’on lui fasse oublier ses partenaires obligés, il lui suffit de négocier secrètement avec l’Etat. Chaque fois que la gauche centralise trop – c’est l’héritage de Mitterrand -, elle prend le risque de donner un poids excessif au grand patronat. Or je ne crois pas à la symétrie des intérêts. En revanche, on diminue le frottement social avec de bonnes négociations. Mais, pour faire renaître une représentativité des syndicats, il va falloir un demi-siècle… […]

Défendez-vous toujours les 35 heures ?

On a pris de la plus mauvaise manière possible une mesure dont le sens général était bon. On y a mis trop d’administration. Comment, dans une usine automobile, par exemple, voulez-vous faire travailler au même rythme les gens qui sont à la production, en flux tendu, ceux qui, à la vente, s’adaptent au rythme des clients, et ceux qui sont à l’administration ou à la direction ? Que la loi ne s’en mêle surtout pas ! De toutes les démocraties, la France est la seule où la loi s’est occupée du temps de travail et, finalement, on fait moins bien que les autres… La seule chose qui ait marché, c’est la loi Robien, qui permet, dans des centaines d’entreprises, comme chez Fleury-Michon, de travailler 28 à 30 heures.

Mais le coût du travail en France est trop important. Or augmenter la durée du travail revient à le baisser…

Il y a un rééquilibrage à faire. La part des emplois dans le public est trop importante. Nous avons 1 million de fonctionnaires en trop, selon les calculs de la Cour des comptes. Le rêve, c’est l’équilibre danois, presque pas de chômage, et des gens qui n’ont pas peur d’y tomber car ils savent qu’ils ne resteront inactifs que quelques mois, parce qu’ils bénéficient d’une formation sûre et rémunérée, mais aussi, il est vrai… obligatoire.

Vous parlez de formation. Pourquoi notre système éducatif est-il à ce point déconnecté du monde du travail ?

L’école obligatoire est le fait des radicaux. Si elle avait été le fait des “hussards de la République”, la relation avec le milieu ouvrier eût été infiniment plus forte. A l’inverse, la coupure a été totale. Elle a été orchestrée par les professeurs de l’enseignement secondaire, issus de la bourgeoisie, qui n’aimaient ni le peuple ni l’école primaire. Nous ne nous sommes jamais remis non plus de la fracture entre les milieux du savoir et ceux de l’économie, science méprisable, puisqu’elle cherchait à savoir comment faire du profit, alors qu’il fallait s’occuper de préparer la révolution. Cela nous a tenus pendant un siècle et demi au moins. Sans compter le monopole de l’Education nationale sur tout le savoir, y compris l’enseignement professionnel, qui s’en est trouvé délaissé, et qu’il faut réhabiliter absolument. […]

La France a déboursé 50 milliards pour les banlieues, mais pour quoi faire ?

La violence urbaine est une vieille affaire. En France, nos rapports avec nos populations immigrées ont été variables et assez étonnants. Nous avons eu énormément d’immigrés entre les deux guerres. Le recensement de 1936 donne 5 à 6 millions d’étrangers, à peu près autant qu’actuellement. Ils étaient belges, italiens, polonais pour l’essentiel. La presse les traitait comme on n’ose plus le faire. Mais tout ce petit monde s’est trouvé naturalisé, si bien que l’état-major de la CGT en a compté de nombreux. Tous les Belges se sont francisés. C’est devenu beaucoup plus calme. Et c’est à ce moment-là que la France a commis une de ses premières lâchetés : accélérer le développement en important beaucoup de main-d’oeuvre, notamment du Maghreb. Une population mâle, non formée, célibataire. Aucun accompagnement pour le logement, aucune anticipation des familles qui finiront par venir. Aucune disposition pour préparer l’alphabétisation, l’encadrement social. Rien. Quatre millions en trois ou quatre ans, de 1969 à 1973. Ce cynisme-là, c’est celui de Pompidou à la demande de nos industries minières, notamment les Charbonnages de France, et de l’UIMM, le syndicat métallurgiste. L’arrêt de cette procédure d’import massif, c’est Giscard. Avec lui, on permet le regroupement familial et on cesse l’ostracisme des immigrés d’Afrique du Nord dans les programmes de logement social. Depuis, l’immigration du travail s’est arrêtée, et l’immigration clandestine ne concerne pas plus de 200 000 personnes par an, soit peu de chose. Mais cela a créé des poches de colère dans le pays. La France n’est pas seule à importer de la main-d’oeuvre. L’Allemagne a fait pareil avec les Turcs, la Grande-Bretagne avec les Pakistanais, les Pays-Bas avec les Indonésiens… Toujours une population masculine, célibataire, sans accompagnement social. Mais la géographie a joué différemment.

Que voulez-vous dire ?

Quand les immigrés vont en Allemagne ou en Angleterre, ils tombent dans des pays où le tissu industriel est réparti sur tout le territoire. La géographie industrielle fait que les immigrés s’installent un peu partout. En France, dès le début, ils se concentrent dans le Nord-Pas-de-Calais et à Paris. Les conditions d’un ferment d’humiliation, d’aigreur, de colère ont été réunies en France plus qu’ailleurs. […]

On en revient à l’idée du respect…

Ou plutôt à sa disparition… Mon ami l’essayiste américain Jeremy Rifkin avait publié un livre intitulé Vers une civilisation de l’empathie (1). A ses yeux, l’empathie est la valeur structurante de la vie. C’est magnifique ! L’empathie, plutôt que la solidarité, qui apparaît plus comptable… […]

Le monde se numérise et rend notre pays vulnérable à la propagation d’idées extrêmes via Internet. Craignez-vous ce phénomène ?

Pour ce qui est des djihadistes, l’influence était essentiellement due à des événements français. Mais nous ne parlons que de quelques centaines d’individus. Dans la numérisation, je vois plutôt un danger pour notre langue. Avec les SMS et autres, il n’y a plus d’orthographe, de nuances, de doute. Le doute est l’accompagnateur infatigable du progrès. Sans le doute, une démocratie ne peut fonctionner. L’éthique, la générosité, la noblesse, l’intégrité n’ont pas leur place dans un système limité à la transmission de faits brutaux. Je ne crois guère au baratin de la restauration démocratique par Internet. […]

Aujourd’hui, quels conseils donneriez-vous à notre ministre des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault ?

La première chose à faire eût été de soutenir Obama dans cette négociation très difficile, où la moitié de la table obéissait aux consignes du Premier ministre israélien Netanyahou, fou de méfiance et d’envie d’aller au choc avec Téhéran. Ce fut malheureusement la ligne Sarkozy-Levitte qui l’emporta, suivie par Juppé et reprise par Fabius sans examen interministériel, et moins encore présidentiel. Je pense que Fabius a joué contre son propre pays. Il reste maintenant à sortir de la méfiance et à passer aux travaux d’application. Les Iraniens ont besoin de nous dans le génie de l’eau, où nous sommes les meilleurs, dans le génie nucléaire civil, dans l’automobile bien entendu, dans la rénovation de leur agriculture… Cela suppose que Jean-Marc Ayrault restaure, avec les Américains, un niveau d’entente qui permette de faire la paix en Irak, puis de trouver une issue à la crise syrienne dans des conditions où l’on puisse reprendre langue avec les Russes.

Parlons de la Russie, justement. Que pensez-vous de l’attitude occidentale à son égard ?

Cela remonte à 1991. Boris Eltsine, président de la Fédération de Russie, annonce au monde qu’il met fin au pacte de Varsovie. La suppression du pacte de Varsovie pose la question de l’utilité du Pacte atlantique. Et là, l’Occident commet une erreur tragique. Eltsine ne reçoit aucune réponse. Rien. Silence absolu. Six mois plus tard, le président américain réagit, au nom de l’Otan – mais sans avoir consulté aucun de ses membres -, pour dire en substance aux Russes : “C’est bien d’avoir abandonné le communisme et le pacte de Varsovie ; mais vous restez russes et, par conséquent, nous restons méfiants, nous allons donc étendre le Pacte atlantique jusqu’à vos frontières, et même incorporer d’anciennes républiques de l’Union soviétique, les trois pays baltes.” L’insulte. La gifle. La menace. Vladimir Poutine l’a vécu comme une humiliation. Il en parle tout le temps. Une fois au pouvoir, il va construire sa revanche. Dans l’agressivité russe, il n’y a pas que la volonté de se défendre, il y a aussi le refus de l’offense, la volonté de contre-insulter. Il est évident que l’on ne sortira pas de cette crise sans s’expliquer là-dessus.

Et puis il y a l’Ukraine. Peut-on parler de provocation occidentale ?

Oui, nos diplomates, et plus encore nos journalistes, ont oublié l’Histoire. On a habillé l’Ukraine en peuple opprimé, en Etat potentiellement indépendant. Or l’Ukraine, sur deux millénaires, doit avoir dix-sept jours d’existence comme Etat indépendant ! Elle n’était pas un pays constitué, mais un conglomérat de populations dont la moitié parle russe et l’autre ukrainien, et qui faisait partie des composantes de l’Union soviétique. Et l’Empire est né là, à Kiev. On se serait souvenu de ça, on aurait peut-être eu un vocabulaire et une geste différents. On doit faire passer le message qu’on s’est trompés. L’urgence est d’aider les Russes à résister à la pression chinoise qui veut récupérer la Sibérie ! La Sibérie est la dernière grande zone en dehors de l’Arctique, c’est une réserve de terres émergées dont beaucoup de ressources non exploitées permettraient de faire vivre les 2 milliards d’hommes supplémentaires qui arrivent ! Sa mise en valeur va pourtant se faire par un consortium sino-japonais : l’argent chinois et la technique japonaise. L’intérêt chinois est sans équivoque. Si on veut avoir notre place là-dedans, il n’y a que deux voies : la russe ou la turque. On s’est intelligemment fermé les deux ! Vous comprenez que je hurle devant toute cette imbécillité !

Donc Poutine est “notre nouvel ami”, mais avec vigilance ?

Avec vigilance naturellement, mais ça commence par son accord à lui. Il a été amèrement déçu, et convaincu qu’il n’y a rien à faire avec l’Occident. D’où, incidemment, le caractère parfaitement géostratégique et décisif de la reconstitution de son tissu diplomatique autour de l’Iran, redevenu un pays “civilisé”. Nous n’avons pas de raison valable de faire confiance de manière définitive aux Iraniens ou aux Russes. Je serais moins méfiant vis-à-vis des Chinois. Cinq mille ans d’histoire. Envahis de multiples fois. Jamais d’intervention extérieure, sauf pour deux “Alsace-Lorraine”, deux pays en incertitude nationale, le Vietnam et le Tibet. Mais ce n’étaient pas des agressions coloniales, les populations sont trop mélangées. Quand les élites chinoises vous disent que le différend avec les Américains se réglera par la guerre dans quelques décennies, mais pas à leur initiative, il y a du souci à se faire, et une indication de voie diplomatique. Je suis le confondateur du Forum Chine-Europe…

Et la Syrie ? Que faire de Bachar el-Assad ?

On l’a sous-estimé. La Syrie, c’est 51 % de sunnites wahhabites, les plus infréquentables ! Et après, vous avez une mosaïque : les Kurdes, les Druzes, trois ou quatre églises chrétiennes, plus les chrétiens maronites du Liban, et les alaouites. Le chiisme (30 à 35 %) comporte aussi ses sectes… Au milieu de tout ça, le facteur de maintien de l’ordre, c’était Bachar el-Assad, avec cette circonstance à laquelle on n’a pas fait attention : ceux dont Bachar avait le plus peur, c’était de ces sunnites qui ont une conception de la démocratie proche de celle de l’Arabie saoudite… En plus, nous sommes partis un peu vite. La France a pris l’initiative de créer et de soutenir une coalition nationale syrienne dont la moitié des membres sortaient de prison pour raisons politiques. Pas vraiment une culture de haute influence. Il y a aussi quelques malfrats dans le coup. C’est moins de 10 % de l’opinion syrienne. Là, on s’est plantés à la limite du ridicule. Laurent Fabius a jugé bon de désactiver la DGSE sur la Syrie. Nos meilleurs officiers de renseignement n’en reviennent pas de ne plus avoir l’autorisation de travailler sur la Syrie. Bachar el-Assad est aussi tueur que les autres, mais pas plus !

Sans compter que la plupart des factions de l’opposition syrienne sont des “faux nez” d’Al-Qaida ou d’autres…

Oui, et nous sommes maintenant absents de cette zone, alors que nous y étions les seuls Occidentaux respectés, car on s’est déshonorés moins que d’autres. Souvenez-vous du Liban. On avait envoyé des forces de l’Onu. Des kamikazes tuent en un seul “coup de camion” 50 ou 60 marines américains. L’Occident décide de s’en aller. Départ américain : 4 heures du matin. Personne au port. Départ français : plein midi. Levée du drapeau. Pleurs, etc. Nous sommes peu nombreux à le savoir… Mais j’étais très ami avec Louis Delamare, notre ambassadeur au Liban qui a été assassiné en 1981.

Vous avez déclaré : “Il faut écologiser la politique.”

Il faut classer le réchauffement climatique et les grandes épidémies comme des menaces pour la sécurité internationale. La COP21 a instauré une rupture et une opportunité considérables. L’Onu a réuni une assemblée générale qui a fini, certes, sans mesure collective contraignante, mais a su réunir de multiples parties prenantes : non seulement des Etats, mais aussi des pouvoirs régionaux, de grandes entreprises, des ONG… On peut donner une traduction juridique à tous ces engagements. La judiciarisation des problèmes de criminalité climatique internationale commence. Donc nous sommes dans une phase de risque d’enlisement, mais aussi de promesses. Enfin, le mandat du secrétaire général Ban Ki-Moon finit dans moins de deux ans, et “le tour” veut que la zone devant fournir le prochain soit l’Europe de l’Est. Compte tenu de ce qui s’est passé en Europe de l’Est, de son désintérêt pour toute diplomatie internationale, de son attachement viscéral à l’Otan et aux Américains, de sa volonté de réduire l’Union européenne à une grande Suisse et vu les personnels qui gouvernent dans ces pays, on a neuf chances sur dix d’avoir comme prochain secrétaire général un bureaucrate ex-KGB sorti d’un de ces pays. Les milieux “sérieux” de la planète commencent à se demander s’il ne serait pas temps de modifier les procédures pour ouvrir le champ de recrutement. Il reste des choses à faire pour un pays qui aurait des ambitions et voudrait recouvrer sa fierté…

Pour finir, la question de Bernard Pivot. Le jour où vous rencontrerez Dieu, qu’aimeriez-vous l’entendre dire ?

(Silence)… Oh, j’aimerais l’entendre me dire : “Petit, tu n’as pas trop mal travaillé. Tu as essayé de ne pas oublier les principes immuables de la société des humains.”

(1) “Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie” de Jeremy Rifkin (Actes Sud/Les liens qui libèrent, 894 pages., 13 euros).

Propos recueillis par Emmanuel Berretta, Caroline Galactéros et Olivia Recasens

Source : à lire en intégralité dans Le Point, Michel Rocard, 23-06-2016

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