jeudi 19 mai 2016

Résoudra-t-on l’énigme de l’assassinat de John F. Kennedy le 22/11/63 ?




S’il y eut bien au XXe siècle une mystification monumentale, ce fut indéniablement l’enquête sur l’assassinat public de Kennedy.

Le 22 novembre 1963, à 12 h 30, le président des États-Unis, John Fitzgerald Kennedy, mourait dans sa voiture décapotée, alors qu’il venait de passer dans Elm Street, à Dallas, devant un dépôt de livres, le Texas Book Depository Building. D’une fenêtre du sixième étage de ce bâtiment, un certain Lee Harvey Oswald avait tiré sur lui trois balles d’un fusil Mannlicher-Carcano. Transporté au Parkland Hospital, Kennedy y fut déclaré mort à son arrivée, à 13 heures.

Une heure et demie plus tard, au terme d’une étrange course-poursuite à travers Dallas, la police arrêta Oswald à 13 h 51, sous le prétexte inattendu qu’il était entré dans un cinéma sans avoir payé sa place. Commencent alors les incongruités, les absurdités et les invraisemblances.

Empressons-nous de préciser que nous ne disposons d’aucune donnée nouvelle ni confidentielle, mais que nous avons simplement rassemblé les faits que voici, les jugeant suffisamment éloquents.

Ancien marine et marginal paranoïaque, qui avait suivi un entraînement d’espion en URSS et avait également été inculpé d’espionnage pour Cuba, Oswald avait la détente facile : après son meurtre présumé, il se serait rendu à une pension d’Oak Cliff, non loin du lieu de l’assassinat, pour y louer une chambre ; sa logeuse l’aurait vu ressortir à 13 h 05 et attendre à l’arrêt du bus avec « un revolver Smith & Wesson de calibre .38 et des munitions ». Cette logeuse avait décidément l’œil exercé, mais il est vrai qu’elle était native du Texas. Ou bien alors, Oswald tenait le revolver et les munitions en main, ce qui, même à Dallas que nous connaissons bien, est un comportement singulier.

Quelques minutes plus tard, toujours selon l’enquête, le policier J. D. Tippitt aurait arrêté sa voiture et Oswald l’aurait abattu. Et ce serait ensuite qu’Oswald serait entré au cinéma.

Aucune explication n’a été fournie pour les contradictions flagrantes que voici : comment Oswald, qui attendait à l’arrêt du bus, se serait-il retrouvé dans sa voiture ? Et pourquoi Tippitt l’arrêta-t-il ? Cet épisode est le plus souvent négligé par les auteurs qui se sont intéressés à l’affaire, alors qu’il nous paraît particulièrement révélateur. Il prouve, en effet, que le signalement du tueur était déjà donné, bien avant l’assassinat. Faut-il croire qu’en quarante-six minutes la police aurait identifié le tueur inconnu qui se trouvait au Texas Book Depository Building et aurait communiqué son signalement à tous les agents de Dallas, puis l’aurait reconnu dans l’obscurité d’une salle de cinéma ? Il n’existait pas de téléphones portables en 1963.

Le lendemain, 22 novembre, à 13 h 51, alors qu’il était conduit au tribunal sous escorte policière, Oswald fut assassiné à son tour par un tenancier de boîtes de nuit, Jacob Léon Rubinstein, dit Jack Ruby, qui tira sur lui à bout portant, devant des caméras de télévision. Inculpé de meurtre en 1964, Ruby vit le motif de son inculpation pour meurtre annulé et un autre chef d’inculpation fut invoqué pour un nouveau procès. Trois ans plus tard, ce procès n’avait pas été entamé et, en 1967, Ruby mourut en prison d’un cancer. Il ne révéla jamais les raisons de son acte.



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L’accumulation d’étrangetés de l’affaire déclencha dans l’opinion une lame de fond de soupçons, renforcés par l’assassinat de Robert Kennedy, le 6 juin 1968, à Los Angeles, dans des circonstances également bizarres (là non plus, les policiers fédéraux présents dans la salle n’avaient pas remarqué le comportement alarmant d’un certain Sirhan Sirhan, l’assassin).

Une commission d’enquête fut constituée peu après l’assassinat du président, par son successeur Lyndon B. Johnson, « pour éviter toute enquête indépendante », cela est officiellement stipulé. Bizarre : en quoi une enquête indépendante gênerait-elle l’établissement de la vérité ? Toujours est-il qu’elle fut présidée par un Républicain, le juge Earl Warren. Après interrogation de cinq cent cinquante-deux témoins, elle remit un rapport au Congrès, en septembre 1964. Ce rapport fut d’abord accueilli avec enthousiasme, parce qu’il rassurait une opinion nationale angoissée par le meurtre. Il confirmait la version des faits qui était devenue à peu près officielle en dépit de quelques différences entre les déclarations des diverses autorités : le président avait été assassiné de trois balles par Lee Harvey Oswald et c’était tout, point barre. Elle n’avait relevé dans l’attentat aucune preuve de l’ingérence d’une puissance étrangère.

Un aspect des conclusions refroidit sensiblement l’enthousiasme de l’accueil : c’étaient les critiques adressées au FBI et aux services secrets chargés de la sécurité du président. Elles signifiaient que l’on n’avait pas tenu compte des menaces qui pesaient sur la visite de Kennedy à Dallas. Pourquoi ?

Et une lacune laissait les lecteurs insatisfaits : aucun rapport n’avait été trouvé entre les meurtres de Kennedy et d’Oswald. Voire !

Sans attendre le rapport, le FBI d’Edgar Hoover, qui se doutait probablement qu’il serait mis sur la sellette, avait publié en décembre 1963 vingt-six volumes de conclusions.

Incidemment, on n’y trouvait pas mention des disparitions successives de plusieurs témoins clés. Des coïncidences malheureuses, sans doute. On n’y précisait pas non plus que plusieurs témoignages et documents dormaient et dorment encore dans les archives nationales.

Depuis les assassinats d’Abraham Lincoln et de James Garfield, l’Amérique était certes préparée à ce que ses présidents fussent considérés comme des pigeons d’argile par certains agités (un autre président, Ronald Reagan, échapperait de peu à la mort quelques années plus tard). Mais au pays du film noir et des grands romans policiers, les autorités eussent pu mieux faire que de jeter au public une intrigue aussi mal ficelée. Cela équivalait à une expression de mépris pour les opinions nationale et internationale.
Ou bien alors cette intrigue était-elle trop explosive pour être révélée.



*

Une montagne d’articles, de livres, d’émissions de télévision et un film ont été consacrés à cet attentat ; l’écrasante majorité est inspirée par une théorie du complot et, de ce fait même, elle a été reléguée aux oubliettes : il y a toujours des esprits compliqués et soupçonneux qui croient discerner des causes occultes à des événements tragiques et bâtissent des théories extravagantes. Mais aucune preuve n’a jamais été fournie d’un quelconque complot américain destiné, comme le soutiennent quelques obstinés, à débarrasser le pays d’un président pour une raison ou une autre. Oswald était un fanatique intoxiqué par la haine des communistes pour l’Amérique et c’était tout. Quant à Ruby, il avait cédé à l’indignation naturelle d’un citoyen devant un meurtre ignoble.
C’était aussi simple qu’une image d’Épinal.

Et le temps a recouvert ce chapitre d’un voile gris, tandis que les indignations se sont émoussées. Puis les contemporains disparaissent. Ceux qui étaient curieux n’avaient pas de preuves justifiant la réouverture de l’enquête, et ceux qui auraient détenu des preuves s’en allaient les uns après les autres. La conclusion de la commission Warren demeurait.

Plusieurs questions subsistaient cependant, auxquelles ni cette commission ni le rapport d’enquête du FBI n’avaient répondu ou offert des éléments de réponse :

– Lee Harvey Oswald était-il le seul tireur ? Et quelle est la base des témoignages portant sur un quatrième coup, qui aurait été tiré de la butte sur le parcours du défilé présidentiel, correspondant à un rond-point nommé Daley Plaza ? En 1983, une chercheuse indépendante, Mary Ferrell, retrouva l’enregistrement sonore démontrant qu’il y avait eu quatre coups de feu. Comment se fait-il que, selon une autre chercheuse indépendante (01), la grande majorité des témoins aient situé l’origine des coups de feu sur la butte citée plus haut ? Et pourquoi la commission Warren avait-elle rejeté cet élément ?

– Les éléments techniques du rapport Warren comportent des lacunes… Les témoignages sur un quatrième coup de feu ont été écartés pour la raison suivante : les témoins auraient été abusés par l’écho de la détonation. En effet, quand une balle est tirée, on entend le coup de départ, celui du percuteur frappant la balle, et le claquement de celle-ci dans l’atmosphère, à vitesse supersonique. Fort bien. Mais, dans ce cas, et étant donné qu’Oswald avait tiré trois coups, on aurait dû entendre six détonations, ce qui n’est pas le cas.

– Oswald était-il bien le tireur ? Selon le rapport de la commission Warren, il aurait tiré sur la voiture présidentielle alors qu’elle s’éloignait. Or, de l’avis général des experts, la puissance d’arrêt de la cartouche de 6,5 mm de la Mannlicher-Carcano, carabine en usage dans l’armée italienne durant la Première Guerre mondiale, n’est pas considérée comme suffisante pour cet exploit. Pour tirer avec une telle arme sur une cible en mouvement, il aurait fallu un tireur d’élite, ce qu’Oswald n’était pas, de l’avis des écoles de tir où il s’était entraîné.

– Les trois coups de feu – à supposer qu’il n’y en eut que trois – ont retenti en l’espace approximatif de trois secondes. En supposant que l’arme était déjà chargée lors du premier, on considère que c’est le délai dans lequel les deux coups suivants ont été tirés. S’ils l’avaient été avec la Mannlicher-Carcano, il aurait fallu qu’Oswald recharge son arme manuellement avec une vitesse remarquable, débloque le verrou, ajuste la balle, referme la carabine, vise une cible mouvante et tire. Cela suppose une dextérité hors pair. Mais question également sans réponse : était-il concevable qu’un homme doté d’une expérience moyenne des armes à feu entreprenne un attentat avec une arme de ce genre, alors qu’une carabine à répétition lui aurait offert une plus grande commodité de maniement ?

– Aucun éclaircissement officiel n’a été fourni sur le fait que la police aurait retrouvé deux carabines sur le lieu d’où Oswald aurait tiré. L’une était la Mannlicher-Carcano, l’autre « marquée sur le canon 7,65 Mauser ». Le témoin n’était pas le premier venu, c’était Roger Craig, adjoint du shérif de Dallas. Mais l’autre carabine n’a pas été identifiée et ne pouvait de toute façon tirer des balles de 7,65, calibre de pistolet. Quant à la marque Mauser, c’est celle d’un verrou adapté à diverses carabines, Winchester ou Remington.

– Puisqu’il n’avait pas, selon le rapport Warren, été chargé par une puissance étrangère d’abattre le président, quelle était la motivation d’Oswald ?

– Quelle était la motivation de Jack Ruby, et pourquoi s’est-il, jusqu’à sa mort, refusé à l’exprimer ? Deux meurtriers sans motivation dans un crime d’État, cela fait décidément beaucoup. Et comment se fait-il que Ruby ait eu licence d’approcher Oswald de si près, alors que celui-ci était sous protection policière ? Que faut-il penser du témoignage selon lequel Ruby avait été vu, une heure avant l’attentat, sur la butte où se serait posté le second tireur, en compagnie d’un homme tirant un fusil du coffre d’un véhicule ? On découvrit après sa mort qu’il avait été tenancier d’une boîte de nuit à Cuba. Ce qui inspira la question logique : quels étaient ses rapports avec les anticastristes ? Qu’en était-il des allégations selon lesquelles Ruby avait été un espion travaillant pour le compte de Richard Nixon ?

– Une huitième question surgirait plus tard : pour quelle raison, en 1999, le majestueux cercueil de bronze dans lequel avait été placée la dépouille de Kennedy a-t-il été secrètement remplacé par un cercueil de bois ordinaire, tandis que le premier était jeté dans l’Atlantique du haut d’un avion de l’US Air Force ?
L’opinion publique retomba lentement sur le sentiment qui avait prévalu après le rapport Warren : on cachait la vérité parce qu’elle compromettait trop de gens.




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En 1991, le facteur émotionnel, commodément décrié par les réalistes, s’imposa. Le film JFK d’Oliver Stone sorti cette année-là sur les écrans fouetta les théories du complot. Il y allait du prestige de la Constitution et du respect de la nation pour ses dirigeants. Déjà, en 1967, un gros pavé fut lancé dans cette mare décidément fangeuse : Jim Garrison, un ancien pilote de chasse employé ensuite par le FBI et élu procureur (District Attorney) à La Nouvelle-Orléans, avait causé une sensation en arrêtant un certain Clay Shaw comme membre de la CIA et complice de l’assassinat, et un autre, David Ferrie. De plus, il inculpait Ruby comme complice supplémentaire. En somme, Ruby aurait assassiné Oswald pour se débarrasser d’un témoin gênant.

La rivalité, sinon l’animosité, qui régnait et règne encore entre le FBI et la CIA est légendaire, mais là, c’était un peu fort de café, car on n’avait encore jamais vu un ancien du FBI arrêter un agent de la CIA. Puis l’on commençait à jaser : le chef de la CIA à l’époque de l’attentat était George W. H. Bush, futur président et père de George W. Bush. Or, Bush appartenait aux milieux pétroliers du Texas, notoirement hostiles à la politique de Kennedy. En tant que chef de l’organisme qui noyautait les exilés cubains, il n’aurait pas eu grand-peine à faire « intoxiquer » un agité marxiste tel qu’Oswald, pour le persuader que le président Kennedy était l’ennemi principal du marxisme. Il convient de rappeler ici que c’était sous Kennedy qu’avait eu lieu, en 1961, la désastreuse expédition de la baie des Cochons, qui avait visé à réoccuper Cuba. Les rumeurs commençaient à éclabousser trop de puissants.

Deux autres commissions furent alors créées par la Chambre des représentants en 1992 pour poursuivre les « travaux » de la commission Warren, le HSCA (House Select Committee of Assassination Inquiry), et l’ARCA (Assassination Records Collection Act, dit également JFK Act). Leurs conclusions ne firent pas grande différence avec les premières, à quelques points près : la première admit « la forte probabilité que deux tireurs aient fait feu ». Autant dire qu’il y avait bien eu conspiration, mais quels en étaient les auteurs ? Mystère et boules de gomme : les théories du complot repartirent de plus belle.

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Prodige de la mythomanie collective : vingt-huit hommes ont « avoué » qu’ils étaient les deuxième, troisième et quatrième tireurs.

Et neuf théories de complot ont été avancées à ce jour depuis l’attentat, ce qui révèle l’ampleur et la ténacité des soupçons. Avec le recul, quatre d’entre elles paraissent peu vraisemblables et ont d’ailleurs été abandonnées : un complot castriste, un autre du KGB, un autre encore des anticastristes – furieux de l’échec de la tentative de débarquement dans la baie des Cochons – et une vengeance de francs-tireurs de la CIA, pour la même raison. Kennedy avait, en effet, refusé l’appui de l’aviation pour l’opération de la baie des Cochons, ce qui fut un facteur déterminant dans l’échec de celle-ci. De plus il renonça par la suite à toute tentative de débarquement à Cuba, à la vive contrariété du JCS (Joint Chiefs of Staff), état-major général de l’armée, dont le chef était le général Lyman I. Lemnitzer.

Dans les quatre autres théories, il faut en détacher deux, moins fragiles : d’abord, celle d’une vengeance de la mafia qui, sur les sollicitations du père du président, Joe Kennedy, avait contribué au succès de l’élection présidentielle de son fils, et qui s’en voyait mal récompensée par les efforts de Robert Kennedy, frère de Jack. Ensuite, celle d’une vengeance du propre chef du FBI, Edgar J. Hoover, qui aurait été menacé d’élimination par Robert Kennedy. Personnage singulier, véritable puissance occulte des États-Unis, mais dont il a été dit qu’il dissimulait mal son homosexualité et se travestissait en danseuse lors de soirées intimes, Hoover a suscité au moins autant de rumeurs que bien des criminels. Selon l’une d’elles, il aurait été informé de la vérité du complot, mais aurait cédé à un chantage le menaçant de révéler qu’il vivait en ménage avec son adjoint Charles Colson.

Les deux dernières théories peuvent être fondues en une seule : l’extrême-droite américaine – exaspérée par les inclinations décidément trop libérales de Kennedy et sa mollesse à l’égard de Cuba – et des pétroliers texans – furieux d’un projet de réforme de la fiscalité qui les désavantageait – auraient monté un projet d’attentat pour se débarrasser d’un homme hostile à leur idéologie et à leurs intérêts financiers.

Le contexte politique de la visite de Kennedy à Dallas n’est guère propice non plus à dissiper les soupçons d’un assassinat politique. À l’origine prévue pour remédier à une scission parmi les démocrates du Sud, dont une large fraction désapprouvait la politique libérale du gouvernement, cette visite s’annonçait houleuse. Des manifestants brandissaient des placards et calicots libellés en termes pour le moins menaçants : « Aidez Kennedy à écraser la démocratie », « Monsieur le président, en raison de vos tendances socialistes et de votre reddition au communisme, je vous tiens dans le plus profond mépris », ou bien encore : « Kennedy, vous êtes un traître. »

Une violente hostilité à Kennedy, surtout dans les États du Sud, agitait le pays. Et l’hypothèse d’un complot des conservateurs républicains, évoqué maintes fois, ne peut disparaître de l’horizon. Celle d’une manipulation d’Oswald et de Ruby par des émissaires de la police demeure. Bien des acteurs auraient pu participer à l’attentat. Certains ont pu laisser des témoignages à divulguer plus tard.



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Comme si le dossier n’était pas assez touffu, en 2003, deux auteurs américains, Brad O’Leary et L. E. Seymour, introduisaient dans un livre « à sensation (02) » un nouveau personnage qu’ils accusaient d’être l’assassin de Kennedy : Jean-Michel Souetre. Le titre complet du livre est saisissant : « Triangle de mort : la choquante vérité sur le rôle du Sud-Vietnam et de la mafia française dans l’assassinat de JFK. » Selon eux, Souetre, en provenance de Fort Worth, aurait été présent à Dallas dans l’après-midi du 22 novembre et il aurait été expulsé dans les quarante-huit heures suivant l’assassinat. Guère à court d’imagination, ces deux auteurs en auraient déduit que Souetre, soldat de fortune recherché par le SDECE, était l’assassin de la butte de Dealey Plaza. Nous ferons grâce au lecteur de l’intrigue tarabiscotée par laquelle ils reliaient le Sud-Vietnam à l’attentat de Dallas pour en venir au point crucial.

Plus troublante – à première vue – que le texte était la photocopie d’une note estampillée « secret » du CIA Historical Review Program, portant la date manuscrite « 1er avril 64 ». C’était donc bien un document authentique de la CIA ; l’imagination romanesque ne s’autorise pas, en effet, sous peine de lourdes sanctions, à fabriquer des documents d’État. Or, voici la transcription exacte de cette note (les ajouts manuscrits sont soulignés) :

Jean SOUETRE alias Michel ROUX alias Michel MERTZ – Le 5 mars 1964, M. Papich a informé que les Français avaient contacté l’attaché juridique à Paris et aussi que le SDECE avait interrogé le Bureau à New York concernant le sujet et déclarant qu’il avait été expulsé des États-Unis à partir de Fort Worth ou de Dallas après l’assassinat du président Kennedy. Il se trouvait à Fort Worth le 22 novembre au matin et à Dallas dans l’après-midi. Les Français pensent qu’il a été expulsé vers le Mexique ou le Canada. En janvier, il a reçu un courrier d’un dentiste du nom d’Alderson, domicilié au 5803 Birmingham à Houston, Texas. On pense que le sujet est un capitaine déserteur de l’armée française et un membre actif de l’OAS. Les Français s’inquiètent en raison du projet de visite de De Gaulle au Mexique. Ils aimeraient savoir les raisons de son expulsion des E.-U. et sa destination. Ses dossiers ne contenant rien sur lui, le Bureau fait des vérifications avec le Texas et l’INS. Ils souhaiteraient que nous consultions nos dossiers et que nous désignions ce qui peut être communiqué aux Français. Une copie des documents CSCI-3/776. 742 et CSDB 3/655. 207, ainsi qu’une photo du capitaine Souetre ont été remises à M. Papich.

Pour mémoire, le Bureau mentionné dans le document est le Fédéral Bureau of Investigation, le SDECE, français, est le service de documentation extérieure et de contre-espionnage, et l’INS est l’Immigration and Naturalisation Service. Ce document porte le n° 632-796. Il est confondant à plus d’un égard.

En premier lieu, il n’explique pas pourquoi Jean Souetre aurait été expulsé des États-Unis. C’est là une mesure grave, qui exclut dans la plupart des cas une possibilité de retour sur le sol américain. S’il avait commis un délit, il aurait été incarcéré sur place ; sinon, il n’aurait pu être expulsé que pour entrée clandestine ou pour avoir outrepassé la durée de séjour permise par son visa, généralement de trois mois. Dans les deux cas, le consulat de France le plus proche aurait été informé et l’intéressé n’aurait certes pas eu le loisir de circuler librement de Fort Worth à Dallas. Le SDECE ne pouvait ignorer ces faits. Une troisième possibilité est que Souetre aurait été officieusement prié de quitter le pays. Par qui ? Pas par les Français, de toute évidence.

Mais ni le FBI ni la CIA ni l’INS ne sont informés, selon ce document, d’une expulsion ou d’une reconduite à la frontière d’un nommé Souetre. Étrange.
Ensuite, et plus étrange encore, Jean Souetre, Michel Roux et Michel Mertz sont trois personnes distinctes, comme l’a établi la journaliste Marie Hubert (03).
Roux était bien aux États-Unis, le jour de l’attentat, mais il se trouvait chez un notable de Fort Worth et son alibi était indiscutable.

La veuve de Michel Mertz, décédé en 1994, interrogée par Marie Hubert, démentit formellement que son mari eût été aux États-Unis en novembre 1963.
Enfin, Jean Souetre, interrogé en 1999 par une autre journaliste, déclara n’avoir pas non plus été aux États-Unis à la date de l’attentat et supposa que Mertz aurait pu s’y trouver, après avoir emprunté son identité. Les deux hommes se sont, en effet connus dans la Résistance ; ils ont eu tous deux un passé pour le moins mouvementé et dont la teneur dépasse le cadre de ces pages. Mais ils ne s’étaient pas revus depuis 1961. L’hypothèse d’un emprunt d’identité par Mertz paraît hautement spéculative, pour dire le moins.

Comment les trois noms ont-ils pu se retrouver sur le document 632-796 pour désigner, au-delà de toute vraisemblance, la même personne ? Le SDECE n’a pu commettre une erreur aussi grossière. Les alias mentionnés sur le document supposé de la CIA seraient donc le fruit d’une erreur américaine. Une erreur ? La photo de Souetre communiquée audit M. Papich eût suffi à démontrer qu’il n’avait aucun rapport avec Roux, qui séjournait à Fort Worth. En dépit du salutaire secret qui les voile, les bévues des services secrets sont notoires ; elles feraient l’objet d’un best-seller, pour peu que l’auteur fût suicidaire.

Une analyse du document 632-796 – qui, tout aussi bizarrement n’est jamais mentionné dans le rapport Warren – ne peut qu’inspirer la perplexité, sinon un scepticisme pointu. Il s’agit d’une note interne de la CIA qui fait état d’une requête adressée au FBI, lequel ferait appel à la CIA pour répondre à la demande d’informations du SDECE. Mais celui-ci ne peut avoir communiqué à l’attaché juridique de l’ambassade des États-Unis à Paris une requête aussi absurde que celle qui confondrait trois identités différentes. La déduction est simple : ce document est un faux. Il ne serait certainement pas le seul, et de loin, dans l’histoire des services secrets. Seule sa date est juste : c’est un poisson d’avril.
C’est le produit d’une tentative d’intox visant à faire retomber sur des étrangers, les Français, toujours taxés d’anti-américanisme primaire, la responsabilité de l’assassinat de Kennedy. À l’époque, Souetre est, en effet, soupçonné, à plus ou moins juste titre, d’être un partisan de l’Algérie française. Donc un soldat perdu capable de toutes les folies, y compris d’assassiner un président américain.

Les efforts pour masquer les véritables auteurs de l’entreprise d’assassinat de Kennedy ont ainsi inspiré des dizaines de mystifications telles que celle-ci.
Mais toutes les théories du complot ne sont pas motivées par l’instinct, de mystification. Et celui-ci ne se trouve pas toujours du côté que l’on croit, c’est-à-dire des profanes en quête de roman. Là, il y a vraiment eu un complot.

notes
01 Caroline Lebeau, Les Nouvelles Preuves sur l’assassinat de J. F. Kennedy, avec le bandeau « Le clan Bush est-il coupable ? », éditions du Rocher, 2004.
02 Triangle of Death : The Shocking Truth about the Role of South Vietnam and the French Mafia in the Assassination of JFK, WND Books, 2003.
03  « Un Français a-t-il assassiné Kennedy ? », Aventures et dossiers secrets de l'Histoire, hors-série n° 23, février 2004.


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