lundi 4 avril 2016

La Doctrine Obama [1/5] : Syrie, la crédibilité des Etats-Unis en jeu

La Doctrine Obama [1/5] : Syrie, la crédibilité des Etats-Unis en jeu

Cette série de 5 billets est une traduction d’un article de Jeffrey Goldberg, qui a interviewé à de multiples reprises Obama pour le rédiger.

C’est une sorte de “Testament diplomatique”, où il fait le bilan des décisions les plus difficiles qu’il a dû prendre concernant le rôle de l’Amérique dans le monde.

Réflexions intéressantes – mais on notera que la responsabilité d’Assad dans le bombardement chimique est présenté comme une certitude, ce qui est bien loin d’être le cas… Consulter par exemple la simple page Wikipédia sur le sujet (ou ici en anglais).

Merci aux contributeurs qui ont traduit ce très long article.

Vendredi 30 août 2013, le jour où l’incapable Barack Obama a conduit à une fin prématurée le règne de l’Amérique  en tant que seule superpuissance mondiale indispensable – ou, alternativement, le jour où le perspicace Barack Obama regarda attentivement l’abysse du Moyen-Orient et fit marche arrière face au gouffre – a commencé avec un discours tonitruant donné au nom d’Obama par son secrétaire d’État John Kerry, à Washington D.C. Le sujet de l’intervention anormalement churchillienne de Kerry, prononcée dans la salle du Traité (Treaty Room) du Département d’État, était le gazage des civils par le président syrien, Bachar el-Assad.

Obama, dans le cabinet duquel Kerry sert loyalement mais avec quelque exaspération, est lui-même doté d’une éloquence de haute voltige, mais pas généralement dans le style martial associé à Churchill. Obama croit que le manichéisme, éloquemment rendu belliqueux, communément associé à Churchill était justifié par la montée d’Hitler et était à l’époque défendable dans la lutte contre l’Union soviétique. Mais il pense également que la rhétorique devrait être utilisée comme une arme avec parcimonie, si elle doit l’être, aujourd’hui que nous sommes dans une arène internationale plus ambiguë et compliquée. Le président croit que la rhétorique de Churchill et, plus encore, les habitudes de raisonnement churchilliennes, ont concouru à amener son prédécesseur, George W. Bush, dans une guerre ruineuse en Irak. Obama est entré à la Maison-Blanche déterminé à en finir avec la guerre en Irak et en Afghanistan ; il n’était pas en quête de nouveaux dragons à terrasser. Et il était particulièrement attentif à une victoire prometteuse dans des conflits qu’il croyait ingagnables. « Si vous me disiez, par exemple, que nous allions débarrasser l’Afghanistan des Talibans et construire une démocratie à la place, le président est au courant que quelqu’un, sept ans plus tard, va vous demander de tenir cette promesse, » m’a dit il y a peu de temps Ben Rhodes, conseiller à la sécurité nationale adjoint, et son adjoint pour la politique étrangère.

John Kerry, le 30 Août 2013

Mais la vibrante intervention de Kerry en ce jour d’août, écrite en partie par Rhodes, était parsemée d’une colère vertueuse et de promesses téméraires, incluant la menace à peine voilée d’une attaque imminente. Kerry, comme Obama lui-même, était horrifié par les péchés commis par le régime syrien dans sa tentative de mettre fin à une rébellion en cours depuis deux ans. A Ghouta, dans la banlieue de Damas, neuf jours plus tôt l’armée d’Assad avait tué 1 400 civils au gaz sarin. Le sentiment profond au sein de l’administration Obama était qu’Assad méritait un terrible châtiment. Dans la salle de crise de la Maison-Blanche, au cours des réunions qui ont suivi l’attaque de Ghouta, seul le chef de cabinet, Denis McDonough, a averti explicitement des périls de l’intervention. John Kerry plaidait en vociférant pour l’action.

« Au cours de l’histoire, alors que des nuages menaçants s’accumulaient à l’horizon, lorsqu’il était en notre pouvoir de stopper des crimes innommables, nous avons été mis en garde contre la tentation de détourner le regard, » a dit Kerry dans son discours. « L’histoire est remplie de dirigeants  qui ont mis en garde contre l’inaction, l’indifférence et spécialement contre le silence lorsque c’est important. »

Kerry comptait Obama parmi ces dirigeants. Une année plus tôt, lorsque l’administration suspectait que le régime d’Assad envisageait le recours aux armes chimiques, Obama avait déclaré : « Nous avons été très clairs avec le régime d’Assad… qu’une ligne rouge pour nous est lorsque nous voyons toutes sortes d’armes chimiques circuler ou être utilisées. Cela changerait mes calculs. Cela changerait mon équation. »

Malgré cette menace, beaucoup de critiques trouvaient Obama froidement détaché de la souffrance d’innocents Syriens. Plus tard au cours de l’été 2011, il a appelé au départ d’Assad. « Pour le bien du peuple syrien, » a dit Obama, « le temps est venu pour le président Assad de se retirer. » Mais Obama a initialement peu fait pour obtenir ce départ.

Il a résisté aux demandes d’agir notamment parce qu’il supposait, en se fondant sur les analyses des services secrets américains, qu’Assad tomberait sans son aide. « Il pensait qu’Assad suivrait le même chemin que Moubarak, » m’a dit Denis Ross, ancien conseiller sur le Moyen-Orient d’Obama, en se référant au départ rapide du président égyptien Hosni Moubarak début 2011, un moment qui a représenté le point d’orgue du Printemps arabe. Mais alors qu’Assad s’accrochait au pouvoir, la résistance d’Obama à une intervention directe ne faisait qu’aller croissant. Après plusieurs mois de réflexion, il autorisa la CIA à entrainer et financer les rebelles, mais il partageait aussi la vision de son ancien secrétaire à la défense, Robert Gates, qui demandait continuellement lors des réunions : « Ne devrions-nous pas terminer les deux guerres déjà en cours avant d’en chercher une autre ? »

Samantha Power

L’actuelle ambassadrice américaine aux Nations-Unis, Samantha Power, qui est la plus disposée à l’intervention parmi les hauts conseillers d’Obama, a très tôt argumenté en faveur de l’armement des rebelles. Power, qui durant cette période était au Conseil pour la sécurité nationale, est l’auteur d’un livre encensé dénonçant une succession de présidents américains pour leurs manques à prévenir un génocide. Le livre, A Problem from hell, publié en 2002, a rapproché Obama de Power alors qu’il était sénateur, bien que les deux ne soient pas selon toute évidence sur la même longueur d’onde idéologiquement. Power est une partisane de la doctrine connue comme promouvant une « responsabilité de protéger », selon laquelle la souveraineté ne devrait pas être considérée comme inviolable lorsqu’un pays massacre ses propres citoyens. Elle a fait pression sur lui pour qu’il intègre cette doctrine au discours qu’il a donné lorsqu’il a accepté le prix Nobel de la paix en 2008, mais il a refusé. Obama ne croit pas de manière générale qu’un président devrait mettre les soldats américains en danger afin d’empêcher des désastres humanitaires, à moins que ces désastres ne constituent une menace directe pour la sécurité des États-Unis.

Power débattait quelquefois avec Obama devant le reste des officiels du Conseil pour la sécurité nationale, jusqu’au point où il ne pouvait plus longtemps dissimuler son insatisfaction, « Assez, Samantha, j’ai déjà lu votre livre, » lui répondit-il sèchement une fois.

Obama dans le bureau ovale où deux ans et demi plus tôt il choquait les délégués à la sécurité nationale en annulant les frappes aériennes en Syrie

Obama, contrairement aux interventionnistes libéraux, est un admirateur du réalisme de la politique étrangère du président George H. W. Bush père et, en particulier, du conseiller en sécurité nationale de Bush, Brent Scowcroft (« J’adore ce type, » m’a une fois dit Obama). Bush et Scowcroft ont délogé l’armée de Saddam Hussein du Koweït en 1991, et ils ont adroitement géré la désintégration de l’Union soviétique ; Scowcroft a aussi, au nom de Bush, dénoncé les dirigeants chinois peu après le meurtre de la place de Tiananmen. Alors qu’Obama écrivait son manifeste de campagne, The Audacy of Hope, en 2006, Susan Rice, alors conseillère informelle, a jugé nécessaire de lui rappeler d’inclure au moins une ligne de louange pour la politique étrangère de Bill Clinton, pour équilibrer quelque peu les éloges dont il couvrit Bush et Scowcroft.

Dès le début du soulèvement syrien, début 2011, Power défendait l’idée que les rebelles, extraits des rangs des citoyens ordinaires, méritaient le soutien enthousiaste des Américains. D’autres notèrent que les rebelles étaient des fermiers, des médecins et des charpentiers, comparant ces révolutionnaires aux hommes qui avaient gagné la guerre d’indépendance américaine.

Obama retourna cette idée. « Lorsque vous avez une armée professionnelle, » m’a-t-il dit une fois, « qui est bien armée et sponsorisée par deux grands États » – l’Iran et la Russie – « qui ont d’énormes intérêts en jeu et qui combattent contre un fermier, un charpentier ou un ingénieur, qui ont commencé en tant que manifestants puis soudainement se voient au milieu d’une guerre civile… ». Il fit une pause. « L’idée que nous aurions pu – d’une façon qui n’engageait pas les forces armées américaines – changer la donne sur le terrain n’a jamais été vraie. » Le message qu’Obama faisait passer dans ses discours et interviews était clair : il ne finirait pas comme le second président Bush – un président qui s’est tragiquement laissé embourber au Moyen-Orient, dont les décisions ont rempli les salles de Walter Reed de soldats gravement blessés, qui a été incapable de stopper la destruction de sa réputation, même lorsqu’il réajusta sa politique lors de son second mandat. Obama avait pour habitude de dire en privé que la première tâche d’un président américain dans l’ère post-Bush était : « Ne fais pas de conneries. »

La réticence d’Obama a frustré Power et d’autres dans son équipe de sécurité nationale qui avaient une préférence pour l’action. Hillary Clinton, lorsqu’elle était secrétaire d’État d’Obama, argumentait en faveur d’une réponse prompte et ferme aux violences d’Assad. En 2014, après avoir quitté son poste, Clinton m’a dit que « l’échec à créer une force de combat crédible avec les gens qui étaient les organisateurs et les manifestants contre Assad … a laissé un grand vide que les djihadistes ont maintenant rempli. » Lorsque The Atlantic publia cette déclaration et aussi l’affirmation de Clinton selon laquelle « les grandes nations ont besoin de principes directeurs et “Ne fais pas de choses stupides” n’est pas un principe directeur, » Obama devint fou de rage, selon l’un de ses hauts conseillers. Le président ne comprenait pas comment « Ne fais pas de conneries » pouvait être considéré comme un slogan prêtant à controverse. Ben Rhodes se rappelle que « les questions que nous posions à la Maison-Blanche étaient “qui exactement est dans le parti de la connerie ? Qui est pro-conneries ?” ». Obama pensait que l’invasion de l’Irak aurait dû apprendre aux interventionnistes démocrates comme Clinton, qui avait voté pour son autorisation, les dangers de faire des conneries. (Clinton s’est rapidement excusée auprès d’Obama pour ses commentaires et le porte-parole de Clinton a annoncé que les deux allaient « arranger ça par une accolade » sur l’île Martha’s Vineyard, où ils se croisèrent un peu plus tard.)

Vidéo : La “ligne rouge” d’Obama

La Syrie représentait pour Obama une pente potentiellement aussi glissante que celle de l’Irak. Durant son premier mandat, il en est arrivé à penser que seul un petit nombre de menaces au Moyen-Orient pouvaient justifier l’intervention militaire américaine. Cela incluait la menace posée par al-Qaïda ; les menaces quant à l’existence d’Israël (« ce serait un échec moral pour moi en tant que président des États-Unis » de ne pas défendre Israël, m’a-t-il une fois dit) ; et, non sans relation avec la sécurité d’Israël, la menace posée par l’arme nucléaire iranienne. Le danger pour les États-Unis du régime d’Assad n’était pas du même acabit.

Étant donné la réticence d’Obama à propos de l’intervention, la ligne rouge vif qu’il a tracée pour Assad durant l’été 2012 était étonnante. Même ses propres conseillers étaient surpris. « Je ne l’ai pas vu arriver, » m’a dit à l’époque son secrétaire à la Défense Leon Panetta. On m’a dit que le vice-président Joe Biden avait à plusieurs reprises mis en garde Obama contre le fait de tracer une ligne rouge pour les armes chimiques, de peur que cela ne survienne un jour.

Kerry, dans son intervention du 30 août 2013, suggérait qu’Assad devrait être puni en partie parce que « la crédibilité et les intérêts futurs des États-Unis et de leurs alliés » étaient en jeu. « C’est directement en lien avec notre crédibilité et le fait que les pays croient encore les États-Unis lorsqu’ils disent quelque chose. Ils regardent pour voir si la Syrie peut s’en tirer sans être inquiétée, parce qu’alors ils pourront eux aussi mettre le monde en grand danger. »

Quatre-vingt-dix minutes plus tard, à la Maison-Blanche, Obama renforçait le message de Kerry lors d’une déclaration publique : « Il est important pour nous de reconnaître que lorsque plus de mille personnes sont tuées, y compris des centaines d’enfants innocents, par l’usage d’une arme dont 98 à 99 pour cent de l’humanité disent qu’elle ne devrait jamais – pas même en temps de guerre – être utilisée, et que cela n’est suivi d’aucune conséquence, alors nous envoyons un message comme quoi la norme internationale ne signifie pas grand-chose. Et cela constitue un danger pour notre sécurité nationale. »

Il semblait que Obama avait tiré la conclusion que les torts causés à la crédibilité américaine dans une région du monde allaient faire tache d’huile, et que la crédibilité dissuasive des États-Unis était bien en jeu en Syrie. Assad, semble-t-il, avait réussi à pousser le président dans ses retranchements. Obama pensait de manière générale que l’establishment de la politique étrangère à Washington, qu’il dédaigne secrètement, fétichise la « crédibilité » – particulièrement la crédibilité achetée par la force. La préservation de la crédibilité, dit-il, conduisit au Vietnam. A la Maison-Blanche, Obama affirmait que « larguer des bombes sur quelqu’un pour prouver que vous êtes décidé à larguer des bombes sur quelqu’un est à peu près la pire raison d’employer la force. »

La crédibilité de la sécurité nationale américaine, comme elle est traditionnellement comprise au Pentagone, au département d’État et dans le regroupement de think tanks ayant leurs quartiers généraux à proximité de la Maison-Blanche, est une force immatérielle mais puissante – qui, lorsqu’elle est bien entretenue, maintient le sentiment de sécurité des amis de l’Amérique et maintient stable l’ordre international.

Joe Biden

Lors des réunions à la Maison-Blanche durant cette semaine cruciale d’août, Biden, qui d’ordinaire partage les inquiétudes d’Obama quant à l’excès de zèle américain, défendait avec passion l’idée que « les grandes nations ne bluffent pas ». Les alliés les plus proches des États-Unis en Europe et au Moyen-Orient pensaient qu’Obama menaçait d’une action militaire, et ses propres conseillers pensaient de même. Au cours du mois de mai précédent, lors d’une conférence de presse conjointe à la Maison-Blanche entre Obama et David Cameron, le Premier ministre britannique avait dit « l’histoire de la Syrie est en train de s’écrire dans le sang de son peuple et cela se produit sous nos yeux. » La déclaration de Cameron, m’a dit l’un de ses conseillers, avait pour objectif d’encourager Obama à une action plus décisive. « Le Premier ministre avait certainement l’impression que le président ferait respecter la ligne rouge, » m’a dit le conseiller. L’ambassadeur saoudien à Washington à cette période, Adel al-Jubeir, a dit à des amis, et à ses supérieurs à Riyad, que le président était finalement prêt à frapper. Obama « a compris à quel point c’est important, » a alors affirmé Jubeir, qui est maintenant le ministre des Affaires étrangères d’Arabie saoudite. « Il va sans aucun doute passer à l’attaque. »

Obama avait déjà donné l’ordre au Pentagone de développer une liste de cibles. Cinq destroyers de classe Arleigh Burke étaient stationnés en Méditerranée, prêts à lancer des missiles de croisière sur des cibles du régime. Le président français François Hollande, le plus enthousiaste des pro-interventionnistes parmi les dirigeants d’Europe, se préparait également à frapper. Toute la semaine, les représentants de la Maison-Blanche martelaient que Assad avait commis un crime contre l’humanité. Le discours de Kerry allait marquer le point culminant de cette campagne.

Mais le président était de plus en plus mal à l’aise. Obama me racontait plus tard que, durant les jours qui suivirent le gazage de Ghouta, il répugnait de plus en plus à l’idée de procéder à une attaque non validée par le droit international ou par le Congrès. Le peuple américain ne semblait pas se réjouir d’une éventuelle intervention en Syrie ; tout comme l’un des rares dirigeants étrangers que Obama respecte, Angela Merkel, la chancelière allemande. Elle lui a dit que son pays ne participerait pas à une campagne en Syrie. Et de façon inattendue, le 29 août, le parlement britannique refusa à David Cameron son accord pour une attaque. John Kerry me dit plus tard que lorsqu’il avait entendu cela : « intérieurement, je me suis dit Oups. »

Obama a également été déstabilisé par la visite surprise plus tôt dans la semaine de James Clapper, son directeur des services secrets, qui interrompit le briefing journalier du président – le rapport sur les menaces qu’Obama reçoit chaque matin des analystes de Clapper – pour rendre clair le fait que les informations issues du renseignement sur l’usage du gaz sarin en Syrie, bien que solides, n’étaient pas « exemptes de tout doute ». Il a choisi ce terme avec précaution. Clapper, le chef d’une communauté du renseignement traumatisée par ses échecs durant la préparation de la guerre en Irak, ne souhaitait pas faire de promesses excessives, à la manière de l’ancien directeur de la CIA George Tenet, qui avait garanti à George W. Bush, concernant l’Irak, qu’il n’y avait aucun doute à avoir.

Obama et le vice-président Joe Biden en réunion avec les membres du Conseil pour la sécurité nationale, incluant Susan Rice et John Kerry (deuxième et troisième en partant de la gauche) en décembre 2014.

Alors que le Pentagone et les organes de la sécurité nationale de la Maison-Blanche se dirigeaient vers la guerre (John Kerry m’a dit qu’il s’attendait à une frappe le lendemain de son discours), le président en était arrivé à penser qu’il s’avançait vers un piège – mis en place à la fois par ses alliés et ses adversaires, et par les attentes traditionnelles de ce qu’un président américain est supposé faire.

Beaucoup de ses conseillers n’ont pas saisi l’ampleur de ses réticences ; son cabinet et ses alliés n’en avaient certainement pas conscience. Mais ses doutes grandissaient. Le vendredi en fin d’après-midi, Obama décida qu’il n’était tout simplement pas prêt à autoriser une frappe. Il demanda à McDonough, son chef de cabinet, d’aller faire un tour avec lui dans les jardins de la Maison-Blanche (South Lawn). Obama n’a pas choisi McDonough par hasard : il est l’adjoint d’Obama le plus réticent à une intervention militaire, et quelqu’un qui, selon un de ses collègues, « pense en termes de pièges ». Obama, ordinairement un homme extrêmement confiant, cherchait en l’occurrence l’approbation et essayait de trouver un moyen d’expliquer son changement d’avis, à la fois à ses adjoints et au public. Lui et McDonough restèrent dehors durant une heure. Obama lui dit qu’il craignait qu’Assad utilise des civils comme « boucliers humains » autour des cibles les plus évidentes. Il soulignait aussi un défaut sous-jacent de la frappe proposée : les missiles américains ne seraient pas tirés sur les dépôts d’armes chimiques, par peur de propager du poison dans l’air. La frappe ciblerait les unités militaires qui avaient utilisé ces armes, mais pas les armes elles-mêmes.

Obama partagea également avec McDonough un ressentiment de longue date : il était fatigué de voir Washington dériver de manière irréfléchie vers la guerre dans les pays musulmans. Il estimait que, quatre ans auparavant, le Pentagone l’avait « coincé » concernant l’envoi de troupes supplémentaires en Afghanistan. Maintenant, avec la Syrie, il commençait à se sentir de nouveau coincé.

Lorsque les deux hommes revinrent au bureau ovale, le Président dit à ses adjoints de la sécurité nationale qu’il prévoyait d’attendre. Il n’y aurait pas d’attaque le lendemain ; il voulait soumettre la question au vote du Congrès. Les adjoints dans la pièce étaient sous le choc. Susan Rice, à présent conseillère pour la sécurité nationale d’Obama, rétorquait que les dommages pour la crédibilité américaine seraient sévères et durables. D’autres eurent du mal à saisir comment le président pouvait changer d’avis la veille de l’attaque prévue. Obama, toutefois, était tout à fait calme. « Si vous êtes dans son entourage, vous savez quand il est incertain sur quelque chose, lorsque c’est une décision à 51 contre 49, » me dit Ben Rhodes. « Mais là il était totalement à l’aise. »

Il y a peu de temps, j’ai demandé à Obama de décrire son état d’esprit ce jour-là. Il lista les considérations pratiques qui l’avaient préoccupé. « Nous avions des inspecteurs des Nations Unies sur le terrain qui terminaient leur travail et nous ne pouvions prendre de risques tant qu’ils y étaient. Le deuxième facteur majeur fut l’échec de Cameron à obtenir le consentement de son parlement. »

Le troisième facteur, et le plus important, m’a-t-il dit était « notre analyse que bien que nous puissions infliger des dommages à Assad, nous ne pouvions pas, via une frappe de missiles, éliminer les armes chimiques elles-mêmes, et j’aurais alors été confronté à la possibilité qu’Assad survive à l’attaque et prétende avoir réussi à défier les États-Unis, que les États-Unis avaient agi illégalement en l’absence de mandat des Nations Unies, et cela aurait potentiellement renforcé plutôt qu’affaibli sa position. »

Le quatrième facteur, dit-il, était d’importance plus philosophique. « C’est une de ces idées que je ruminais depuis un certain temps, » dit-il. « J’étais arrivé en fonction avec la forte conviction que l’étendue du pouvoir exécutif concernant les questions de sécurité nationale est très large, mais pas illimitée. »

Barack Obama et Manuel Valls

Obama savait que sa décision de ne pas bombarder la Syrie allait probablement contrarier les alliés de l’Amérique. Ce fut le cas. Le Premier ministre français, Manuel Valls, m’a dit que son gouvernement était déjà inquiet des conséquences de l’inaction en Syrie lorsque l’information de la suspension de la frappe est arrivée. « En n’intervenant pas rapidement, nous avons créé un monstre, » m’a dit Manuel Valls. « Nous étions absolument certains que l’administration américaine dirait oui. Travaillant avec les Américains, nous avions déjà vu ensemble les cibles. Cela fut une grande surprise. Si nous avions bombardé comme nous l’avions prévu, je pense que les choses seraient différentes aujourd’hui. » Le prince couronné d’Abou Dhabi, Mohammed bin Zayed al-Nahyan, qui était déjà contrarié par Obama pour avoir « abandonné » Hosni Moubarak, l’ancien président de l’Égypte, fulminait face aux visiteurs américains que les États-Unis étaient dirigés par un président « non digne de confiance ». Le roi de Jordanie, Abdullah II – déjà consterné parce qu’il voyait comme le désir illogique d’Obama d’éloigner les États-Unis de ses traditionnels alliés arabes sunnites et de créer une nouvelle alliance avec l’Iran, le sponsor chiite d’Assad – se plaignait en privé : « Je pense que j’ai plus foi dans le pouvoir américain que Obama. » Les Saoudiens aussi étaient furieux. Ils n’avaient jamais fait confiance à Obama – il s’était, bien avant qu’il ne devienne président, référé à eux comme de « soi-disant alliés » des États-Unis. « L’Iran est la nouvelle grande puissance du Moyen-Orient et les États-Unis l’ancienne, » avait dit Jubeir, l’ambassadeur saoudien à Washington, à ses supérieurs à Riyad.

La décision d’Obama a causé des secousses à Washington également. John McCain et Lindsey Graham, les deux meneurs des faucons républicains au Sénat, avaient rencontré Obama à la Maison-Blanche plus tôt dans la semaine et une attaque leur avait été promise. Ils furent furieux du volte-face. Des dommages furent causés même au sein de l’administration. Ni Chuck Hagel, alors secrétaire à la Défense, ni John Kerry n’étaient dans le bureau ovale lorsque le président a informé son équipe de sa décision. Kerry n’apprit le changement que tard dans la soirée. « J’ai juste été baisé, » a-t-il dit à un ami peu de temps après avoir parlé avec le président cette nuit-là. (Lorsque j’ai interrogé Kerry récemment au sujet de cette nuit tumultueuse, il m’a dit « Je n’ai pas arrêté de l’analyser. J’ai compris que le président avait eu raison de prendre cette décision et, honnêtement, j’ai compris l’idée. »)

Les jours suivants furent chaotiques. Le président demanda au Congrès d’autoriser l’usage de la force – l’irrépressible Kerry servit de lobbyiste en chef – et il devint rapidement évident à la Maison-Blanche que le Congrès s’intéressait peu à la frappe. Lorsque j’ai parlé avec Biden récemment au sujet de la décision de la ligne rouge, il fit une allusion particulière à ce fait : « Il est important d’avoir le Congrès avec soi, en terme de capacité à soutenir ce que vous prévoyez de faire, » dit-il. Obama « n’est pas allé au Congrès pour se décharger de sa responsabilité. Il avait des doutes à ce moment donné, mais il savait que s’il faisait quelque chose, il ferait mieux d’avoir le public avec lui, ou la balade aurait été de courte durée. » L’ambivalence évidente du Congrès a convaincu Biden que Obama avait raison de craindre la pente glissante. « Qu’arrive-t-il lorsque vous avez un avion abattu ? N’allons-nous pas le secourir ? » demanda Biden. « Vous avez besoin du soutien du peuple américain. »

Dans la confusion, un deus ex machina apparut sous la forme du président russe Vladimir Poutine. Au sommet du G20 à Saint-Pétersbourg, qui se tenait la semaine suivant le retournement syrien, Obama prit Poutine à part, me rappela-t-il, et lui dit « que s’il forçait Assad à se débarrasser des armes chimiques, cela éliminerait le besoin pour eux de procéder à une frappe militaire. » Durant des semaines, Kerry, travaillant avec son homologue russe, Sergueï Lavrov, conçurent l’élimination de la plus grande partie de l’arsenal d’armes chimiques de Syrie – un programme dont Assad avait jusqu’ici refusé de reconnaître ne serait-ce que l’existence.

Le moment où Obama décida de ne pas appliquer sa ligne rouge et bombarder la Syrie, il rompit avec ce qu’il appelle, avec dérision, «le Manuel de Washington. » Ce fut son jour de libération.

Benyamin Netanyahou et Barack Obama

L’accord valut au président l’éloge de Benyamin Netanyahou, le Premier ministre israélien avec qui il a eu une relation constamment litigieuse. L’élimination des stocks d’armes chimiques syriennes représentait « un rayon de lumière dans une région très sombre, » me dit Netanyahou peu de temps après que l’accord a été annoncé.

John Kerry n’exprime aujourd’hui aucune patience pour ceux qui argumentent, comme il l’a lui-même fait, que Obama aurait dû bombarder les sites du régime d’Assad afin de renforcer la capacité de dissuasion américaine. « Vous auriez toujours les armes présentes, et vous seriez probablement en train de combattre Daech» pour le contrôle des armes, dit-il, se référant à l’État islamique. « Cela n’a juste pas de sens. Mais je ne peux pas nier que cette conception du franchissement d’une ligne rouge et de l’inaction d'[Obama] ait acquis sa propre vie. »

Obama comprend que la décision qu’il a prise de renoncer aux frappes aériennes et de permettre la violation impunie de la ligne rouge qu’il avait lui-même tracée sera impitoyablement mise en question par les historiens. Mais aujourd’hui cette décision est source de grande satisfaction pour lui.

« Je suis très fier de ce moment, » m’a-t-il dit. « L’écrasant poids de la pensée conventionnelle et de la machinerie de notre organe de sécurité nationale était allé assez loin. Le sentiment était que ma crédibilité était en jeu, que la crédibilité de l’Amérique était en jeu. Et donc pour moi presser le bouton à ce moment, je le savais, m’aurait coûté politiquement. Et le fait que j’ai été capable de repousser les pressions immédiates et de penser par moi-même ce qui était dans l’intérêt de l’Amérique, pas seulement eu égard à la Syrie mais aussi eu égard à notre démocratie, a été la décision la plus difficile que j’ai prise – et je pense finalement que c’était la bonne décision à prendre. »

Ce fut le moment où le président pense qu’il a finalement rompu avec ce qu’il appelle, avec dérision, « Le manuel de Washington. »

« Où suis-je contesté ? Lorsqu’il s’agit de l’usage du pouvoir militaire, » dit-il. “C’est la source de la contestation. Il y a un manuel à Washington que les présidents sont supposés suivre. C’est un manuel qui provient de l’establishment de la politique étrangère. Et le manuel prescrit les réponses aux différents évènements, et ces réponses tendent à être des réponses militaires. Lorsque l’Amérique est directement menacée, le manuel fonctionne. Mais le manuel peut aussi être un piège qui peut conduire à de mauvaises décisions. Au milieu d’un défi international comme la Syrie, vous êtes jugé sévèrement si vous ne suivez pas le manuel, même s’il y a de bonnes raisons pour qu’il ne s’applique pas. »

J’en suis arrivé à penser que, dans l’esprit d’Obama, le 30 août 2013 a été le jour de sa libération, le jour où il a défié non seulement l’establishment de la politique étrangère et son manuel missile croisière, mais aussi les demandes des alliés frustrés et exigeants de l’Amérique au Moyen-Orient, se plaint-il en privé à ses amis et conseillers qui cherchent à exploiter le « muscle » américain au service de leurs intérêts étroits et sectaires. Depuis 2013, les ressentiments d’Obama ont été bien développés. Il éprouve du ressentiment envers les dirigeants militaires qui pensaient qu’ils pouvaient résoudre tout problème si le commandant en chef leur donnait simplement ce qu’ils voulaient, et il éprouve du ressentiment pour l’ensemble des think tanks sur la politique étrangère. Un sentiment largement partagé au sein de la Maison-Blanche est que beaucoup des plus importants think tanks à Washington font le jeu de leurs pourvoyeurs de fonds arabes et pro-Israéliens. J’ai entendu un représentant de l’administration se référer à l’avenue Massachusetts, le siège de beaucoup de ces think tanks, comme « Arab occupied territory » (territoire occupé arabe).

Obama parle avec le président russe Vladimir Poutine avant l’ouverture de la session du G20 à Antalya en novembre 2015.

Pour certains experts de politique étrangère, même au sein de sa propre administration, la volte-face d’Obama sur l’application de la ligne rouge a été un moment décourageant dans lequel il apparaît irrésolu et naïf, et a causé des dommages durables à la position des États-Unis dans le monde. “Une fois que le commandant en chef tire cette ligne rouge, » Leon Panetta , qui a servi comme directeur à la CIA, puis comme secrétaire de la Défense dans le premier mandat d’Obama, m’a dit récemment, “je pense que la crédibilité du commandant en chef et de cette nation est en jeu s’il ne l’applique pas.” Juste après le changement d’avis d’Obama, Hillary Clinton dit en privé : “Si vous dites que vous allez frapper, vous devez frapper. Il n’y a pas le choix.”

“Assad est effectivement récompensé pour l’utilisation d’armes chimiques, plutôt que « puni » comme prévu initialement.” Shadi Hamid, chercheur à la Brookings Institution, écrivait pour The Atlantic à l’époque. “Il a réussi à éliminer la menace d’une action militaire des États-Unis tout en donnant très peu en retour.”

Même les commentateurs qui ont été largement favorables à la politique d’Obama ont estimé calamiteux cet épisode. Gideon Rose, rédacteur en chef de Foreign Affairs, a écrit récemment que le traitement de cette crise par Obama – “premièrement l’annonce désinvolte d’un engagement majeur, puis l’hésitation à le respecter, puis le lancer frénétique de la balle dans le camp du Congrès pour qu’il prenne une décision – était un exemple d’improvisation et d’amateurisme embarrassant.”

Les défenseurs d’Obama, cependant, affirment qu’il n’a pas causé de dommages à la crédibilité des États-Unis, citant l’accord ultérieur d’Assad pour la suppression de ses armes chimiques. “La menace de la force était suffisamment crédible pour qu’ils renoncent à leurs armes chimiques, » m’a dit Tim Kaine, un sénateur démocrate de Virginie. “Nous avons menacé d’action militaire et ils ont répondu. C’est la crédibilité de la dissuasion.”

L’histoire peut enregistrer le 30 août 2013 comme le jour où Obama a empêché les États-Unis d’entrer dans une autre guerre civile musulmane désastreuse, et le jour où il a supprimé la menace d’une attaque chimique sur Israël, la Turquie ou la Jordanie. Ou on pourrait s’en souvenir comme le jour où il laisse le Moyen-Orient s’échapper des griffes de l’Amérique, pour s’en remettre aux mains de la Russie, de l’Iran et de Daech.

Source : The Atlantic, le 09/03/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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