dimanche 28 février 2016

Marcel Pagnol (1895-1974)

Marcel Pagnol (1895-1974)

Comme j’ai loupé les 120 ans de Pagnol (né le 28/2/1895), je me rattrape sur les 121, avec la fin magnifique du Château de ma mère

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Le temps passe, et il fait tourner la roue de la vie comme l’eau celle des moulins.
Cinq ans plus tard, je marchais derrière une voiture noire, dont les roues étaient si hautes que je voyais les sabots des chevaux. J’étais vêtu de noir, et la main du petit Paul serrait la mienne de toutes ses forces. On emportait notre mère pour toujours.
 
De cette terrible journée, je n’ai pas d’autre souvenir, comme si mes quinze ans avaient refusé d’admettre la force d’un chagrin qui pouvait me tuer. Pendant des années, jusqu’à l’âge d’homme, nous n’avons jamais eu le courage de parler d’elle. Puis, le petit Paul est devenu très grand. Il me dépassait de toute la tête, et il portait une barbe en collier, une barbe de soie dorée. Dans les collines de l’Étoile, qu’il n’a jamais voulu quitter, il menait son troupeau de chèvres ; le soir, il faisait des fromages dans des tamis de joncs tressés, puis sur le gravier des garrigues, il dormait, roulé dans son grand manteau : il fut le dernier chevrier de Virgile. Mais à trente ans, dans une clinique, il mourut. Sur la table de nuit, il y avait son harmonica.
Mon cher Lili ne l’accompagna pas avec moi au petit cimetière de La Treille, car il l’y attendait depuis des années, sous un carré d’immortelles : en 1917, dans une noire forêt du Nord, une balle en plein front avait tranché sa jeune vie, et il était tombé sous la pluie, sur des touffes de plantes froides dont il ne savait pas les noms…
Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées par d’inoubliables chagrins.  Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants. 
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ENCORE dix ans, et je fondai à Marseille une société de films. Le succès couronna l’entreprise, et j’eus alors l’ambition de construire, sous le ciel de Provence, la « Cité du Cinéma » ; un « marchand de biens » se mit en campagne, à la recherche d’un « domaine » assez grand pour accueillir ce beau projet. Il trouva mon affaire pendant que j’étais à Paris, et c’est par le téléphone qu’il m’informa de sa découverte. Mais il m’apprit en même temps qu’il fallait conclure la vente en quelques heures, car il y avait d’autres acheteurs. Son enthousiasme était grand, et je le savais honnête : j’achetai ce domaine sans l’avoir vu.
Huit jours plus tard, une petite caravane de voitures quitta les studios du Prado. Elle emportait les hommes du son, les opérateurs de la prise de vues, les techniciens des laboratoires. Nous allions prendre possession de la terre promise, et pendant le voyage, tout le monde parlait à la fois. Nous franchîmes une très haute grille, déjà ouverte à deux battants.
Au fond d’une allée de platanes centenaires, le cortège s’arrêta devant un château. Ce n’était pas un monument historique, mais l’immense demeure d’un grand bourgeois du Second Empire : il avait dû être assez fier des quatre tours octogonales et des trente balcons de pierre sculptée qui ornaient chaque façade…
Nous descendîmes aussitôt vers les prairies, où j’avais l’intention de construire les studios.
J’y trouvai des hommes qui dépliaient des chaînes d’arpenteurs, d’autres qui plantaient des jalons peints en blanc, et je regardais orgueilleusement la naissance d’une grande entreprise, lorsque je vis au loin, en haut d’un remblai, une haie d’arbustes… Mon souffle s’arrêta et, sans en savoir la raison, je m’élançai dans une course folle à travers la prairie et le temps. Oui, c’était là. C’était bien le canal de mon enfance, avec ses aubépines, ses clématites, ses églantiers chargés de fleurs blanches, ses ronciers qui cachaient leurs griffes sous les grosses mûres grenues…
Tout le long du sentier herbeux, l’eau coulait sans bruit, éternelle, et les sauterelles d’autrefois, comme des éclaboussures, jaillissaient en rond sous mes pas. Je refis lentement le chemin des vacances, et de chères ombres marchaient près de moi.
  C’est quand je le vis à travers la haie, au-dessus des platanes lointains, que je reconnus l’affreux château, celui de la peur, de la peur de ma mère.
J’espérai, pendant deux secondes, que j’allais rencontrer le garde et le chien. Mais trente années avaient dévoré ma vengeance, car les méchants meurent aussi. Je suivis la berge : c’était toujours « une passoire », mais le petit Paul n’était plus là pour en rire, avec ses belles dents de lait…
Une voix au loin m’appela : je me cachai derrière la haie, et j’avançai sans bruit, lentement, comme autrefois… Je vis enfin le mur d’enceinte : par-delà les tessons de la crête, le mois de juin dansait sur les collines bleues ; mais au pied du mur, tout près du canal, il y avait l’horrible porte noire, celle qui n’avait pas voulu s’ouvrir sur les vacances, la porte du Père Humilié…
Dans un élan de rage aveugle, je pris à deux mains une très grosse pierre, et la levant d’abord au ciel, je la lançai vers les planches pourries qui s’effondrèrent sur le passé. Il me sembla que je respirais mieux, que le mauvais charme était conjuré.
Mais dans les bras d’un églantier, sous des grappes de roses blanches et de l’autre côté du temps, il y avait depuis des années une très jeune femme brune qui serrait toujours sur son cœur fragile les roses rouges du colonel. Elle entendait les cris du garde, et le souffle rauque du chien. Blême, tremblante, et pour jamais inconsolable, elle ne savait pas qu’elle était chez son fils.

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