mardi 16 février 2016

« L’UE est au bord de l’effondrement » – Interview de George Soros

« L'UE est au bord de l'effondrement » – Interview de George Soros

Source : The New York Review of Books, le 11/02/2016

George Soros et Gregor Peter Schmitz

Ce qui suit est une version révisée d’un entretien entre George Soros et Gregor Peter Schmitz du magazine allemand WirtschaftsWoche.

Sean Gallup/Getty Images
Un réfugié syrien tenant une photo de la chancelière allemande Angela Merkel lors de son arrivée à Munich avec des centaines d’autres migrants en provenance de Hongrie, en septembre 2015

Gregor Peter Schmitz : Quand le Time a mis la chancelière allemande Angela Merkel en couverture, il lui a attribué le titre de « Chancelière du monde libre. » Pensez-vous que cela soit justifié ?

George Soros : Oui. Comme vous savez, j’ai critiqué la chancelière par le passé et je continue à fortement critiquer sa politique d’austérité. Mais après l’attaque de l’Ukraine par le président russe Vladimir Poutine, elle devint le leader de l’UE et par conséquent, et indirectement, du monde libre. Jusqu’alors c’était une politicienne douée qui savait lire l’humeur du public et répondre à cette humeur. Mais en résistant à l’agression russe, elle s’est transformée en leader montant au créneau en contradiction avec l’opinion alors dominante.

Elle fut peut-être encore plus perspicace lorsqu’elle a reconnu que la crise migratoire avait le potentiel pour détruire l’UE, d’abord en provoquant une rupture dans le système Schengen de frontières ouvertes et finalement en sapant le marché commun. Elle a pris une initiative audacieuse pour changer l’attitude du public. Malheureusement, le plan n’était pas suffisamment bien préparé. La crise est loin d’être résolue et sa position de dirigeante – non seulement en Europe mais aussi en Allemagne et même dans son propre parti – est menacée.

Schmitz : Merkel était d’habitude très prudente et réfléchie. Les gens pouvaient lui faire confiance. Mais dans le cas de la crise migratoire, elle a agi de manière impulsive et a pris un gros risque. Sa façon de diriger a changé et cela rend les gens nerveux.

Soros : C’est exact mais je suis heureux de ce changement. Il y a plein de raisons d’être nerveux. Comme elle l’avait très justement prédit, l’UE est au bord de l’effondrement. La crise grecque a enseigné aux autorités européennes l’art de patauger d’une crise à une autre. Cette pratique est connue sous le nom de « remettre les choses à plus tard » mais il serait plus approprié de décrire cela comme frapper une balle vers le haut d’une pente si bien qu’elle retombe sans cesse dans vos pieds. L’UE doit aujourd’hui faire face non pas à une crise mais à cinq ou six à la fois.

Schmitz : Pour être plus spécifique, faites-vous référence à la Grèce, à la Russie, à l’Ukraine, au référendum britannique à venir et à la crise migratoire ?

Soros : Oui. Et vous n’avez pas abordé la cause qui est à la racine de la crise migratoire : le conflit en Syrie. Vous n’avez pas non plus abordé l’effet regrettable que les attaques terroristes à Paris et ailleurs ont eu sur l’opinion publique européenne.

Merkel avait prévu le potentiel de la crise migratoire à détruire l’UE. Ce qui était une prédiction est devenu réalité. L’UE a sérieusement besoin de réparations. C’est indéniable mais ce n’est pas irréversible. Et ceux qui peuvent empêcher que la prédiction funeste de Merkel se réalise sont en fait les Allemands. Je pense que les Allemands, sous la direction de Merkel, ont atteint une position d’hégémonie. Mais ils l’ont fait au rabais. Normalement, ceux qui acquièrent une hégémonie doivent faire attention non seulement à leurs propres intérêts mais aussi à ceux qui se trouvent sous leur protection. L’heure du choix a maintenant sonné pour les Allemands : veulent-ils accepter les responsabilités et les engagements incombant à la puissance dominante en Europe ?

Schmitz : Diriez-vous que la direction de Merkel face à la crise migratoire diffère de sa direction face à la crise de l’euro ? Pensez-vous qu’elle est à présent plus encline à devenir une dominatrice bienveillante ?

Soros : Ce serait trop en demander. Je n’ai aucune raison de changer mon point de vue critique sur sa façon de diriger durant la crise de l’euro. Si elle avait fait preuve bien plus tôt du leadership qu’elle montre maintenant, cela aurait été utile à l’Europe. Il est dommage que, lors de la faillite de Lehman Brothers en 2008, elle n’ait pas été disposée à autoriser que le sauvetage du système bancaire européen soit garanti au niveau européen parce qu’elle sentait que l’opinion publique allemande y serait majoritairement opposée. Si elle avait essayé d’infléchir l’opinion publique au lieu de la suivre, la tragédie de l’UE aurait pu être évitée.

Schmitz : Mais elle ne serait pas restée chancelière d’Allemagne pendant dix ans.

Soros : Vous avez raison. Elle a été très habile à satisfaire les exigences et aspirations d’une grande diversité de citoyens allemands. Elle avait le soutien à la fois de ceux qui voulaient être de bons Européens et de ceux qui voulaient qu’elle protège les intérêts nationaux de l’Allemagne. C’est un exploit non négligeable. Elle a été réélue avec une majorité plus forte. Mais, en ce qui concerne la question des migrants, elle a quand même agi par principe, et elle a été prête à mettre en jeu sa position de leader. Elle mérite le soutien de ceux qui partagent ses principes.

Je le prends très personnellement. Je suis un ardent défenseur des valeurs et des principes d’une société ouverte du fait de mon histoire personnelle, avoir survécu à l’holocauste en tant que juif sous l’occupation nazie de la Hongrie. Et je pense qu’elle partage ces valeurs du fait de son histoire personnelle, avoir grandi sous le régime communiste en Allemagne de l’Est sous l’influence de son père qui était pasteur. Ce qui fait que je la soutiens même si nous sommes en désaccord sur de nombreuses questions importantes.

Schmitz : Vous vous êtes tellement impliqué dans la promotion des principes d’une société ouverte et dans le soutien à un changement démocratique en Europe de l’Est. Pourquoi y a-t-il autant d’opposition et de ressentiment envers les réfugiés là-bas ?

Soros : Parce que les principes d’une société ouverte n’ont pas de fortes racines dans cette partie du monde. Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán promeut les principes d’une identité hongroise et chrétienne. Combiner identité nationale et religion est un très puissant mélange. Et Orbán n’est pas tout seul. Le chef du parti nouvellement élu pour diriger la Pologne, Jarosław Kaczyński, adopte une approche similaire. Il n’est pas aussi intelligent qu’Orbán, mais c’est un politicien habile et il a choisi la migration comme thème central de sa campagne. La Pologne est l’un des pays les plus homogènes ethniquement et religieusement en Europe. Un immigré musulman en Pologne catholique est la personnification de l’Autre. Kaczyński a réussi à le dépeindre comme le diable.

Schmitz : Plus généralement, comment voyez-vous la situation politique en Pologne et en Hongrie ?

Soros : Bien que Kaczyński et Orbán soient des personnes très différentes, les régimes qu’ils prévoient d’établir sont très similaires. Comme je l’ai suggéré, ils cherchent à exploiter un mélange de nationalisme ethnique et religieux pour se maintenir perpétuellement au pouvoir. Dans un sens, ils essaient de rétablir le genre de démocratie de façade qui a prévalu dans la période entre la Première et la Seconde Guerre Mondiale dans la Hongrie de l’amiral Horthy et la Pologne du maréchal Piłsudski. Une fois au pouvoir, ils sont susceptibles de s’emparer de certaines des institutions de la démocratie qui sont et doivent être autonomes, comme la Banque centrale ou la Cour constitutionnelle. Orbán l’a déjà fait ; Kaczyński commence à peine maintenant. Ils vont être difficiles à éliminer.

En plus de tous ses autres problèmes, l’Allemagne va bientôt avoir un problème polonais. Contrairement à la Hongrie, la Pologne est l’un des pays les plus prospères d’Europe, à la fois économiquement et politiquement. L’Allemagne a besoin que la Pologne la protège de la Russie. La Russie de Poutine et la Pologne de Kaczyński sont hostiles l’une envers l’autre mais elles sont encore plus hostiles aux principes sur lesquels l’UE a été fondée.

Schmitz : Quels sont ces principes ?

Soros : J’ai toujours considéré l’UE comme l’incarnation des principes de la société ouverte. Il y a un quart de siècle, lorsque j’ai commencé à m’impliquer dans la région, vous aviez une Union soviétique moribonde et une Union européenne émergeante. Et, il est intéressant de noter, toutes deux ont entrepris une gouvernance internationale. L’Union soviétique a essayé d’unir les prolétaires du monde et l’Union européenne a essayé d’établir un modèle d’intégration régionale basé sur les principes d’une société ouverte.

Schmitz : Quelle est la comparaison avec la situation actuelle ?

Soros : L’Union soviétique a été remplacée par une Russie renaissante et l’Union européenne se voit dominée par les forces du nationalisme. La société ouverte en laquelle Merkel et moi-même croyons tous deux du fait de nos histoires personnelles, et que les réformateurs de la nouvelle Ukraine veulent rejoindre du fait de leurs histoires personnelles, n’existe pas en réalité. L’Union européenne était supposée être une association délibérée entre parties égales mais la crise de l’euro l’a transformée en une relation entre créanciers et débiteurs dans laquelle les débiteurs ont du mal à faire face à leurs obligations et les créanciers déterminent les conditions que les débiteurs doivent remplir. Cette relation n’est ni délibérée ni égalitaire. La crise migratoire a apporté d’autres brèches. Par conséquent, la survie même de l’UE est menacée.

Schmitz : C’est un point intéressant parce que je me rappelle que vous étiez très critique à l’égard de Merkel, il y a deux ans de cela, au motif qu’elle était trop préoccupée par les intérêts de ses électeurs et la mise en place d’une hégémonie allemande à peu de frais. Maintenant, elle a vraiment changé de cap quant à la question migratoire et ouvert grand la porte aux réfugiés syriens. Cela a créé un appel d’air qui a permis en retour aux autorités européennes de développer une politique d’asile avec un objectif généreux, jusqu’à un million de réfugiés par an avec cet objectif ciblé pour plusieurs années. On peut s’attendre à ce que les réfugiés qualifiés pour être admis demeurent où ils sont jusqu’à ce que leur tour vienne.

Soros : Mais nous n’avons pas de politique d’asile européenne. Les autorités européennes doivent en assumer la responsabilité. Ceci a transformé l’afflux croissant de réfugiés de l’an dernier, d’un problème gérable c’est devenu une crise politique aigüe. Chaque État membre s’est égoïstement concentré sur ses propres intérêts, souvent agissant contre les intérêts des autres. Ce qui a précipité la panique parmi les demandeurs d’asile, le grand public et les autorités responsables du maintien de la loi et de l’ordre public. Les demandeurs d’asile ont été les victimes principales. Mais vous avez raison. C’est à Merkel que revient le crédit d’avoir rendu une politique d’asile européenne possible.

L’UE a besoin d’un plan de réponse complet à la crise, un plan qui réaffirme la gouvernance effective sur le flux de demandeurs d’asile afin qu’ils prennent place d’une manière sûre et ordonnée, et à une allure qui reflète la capacité de l’Europe à les absorber. Pour être complet, le plan doit s’étendre au-delà des frontières de l’Europe. Il est moins déstabilisant et beaucoup moins coûteux pour les potentiels demandeurs d’asile de demeurer où ils sont actuellement, ou pas trop loin.

Ma fondation a développé un plan en six points sur cette base et l’a annoncé exactement au moment où Orban a introduit son plan en six points, mais les deux plans étaient diamétralement opposés. Le plan d’Orban était conçu pour protéger les frontières nationales contre les demandeurs d’asile ; le nôtre vise à protéger les demandeurs d’asile. Nous avons été opposés depuis lors. Orban m’accuse de tenter de détruire la culture nationale de la Hongrie en déversant un flot de réfugiés musulmans sur le pays. Paradoxalement, notre plan laisserait les demandeurs d’asile qualifiés où ils sont actuellement et fournirait des infrastructures à ces emplacements ; ce sont ses politiques à lui qui les incitent à se dépêcher vers l’Europe tant que les portes sont encore ouvertes.

Dmitri Azarov/Kommersant Photo/Getty Images
Vladimir Poutine et Viktor Orban à une conférence de presse à Budapest, février 2015

Schmitz : Pouvez-vous éclaircir votre paradoxe ? Pourquoi votre plan empêcherait-il l’afflux de réfugiés en Europe ?

Soros : Nous en appelons à une politique d’asile européenne commune qui réaffirmerait le contrôle au niveau des frontières européennes plutôt que nationales, et permettrait aux demandeurs d’asile d’atteindre l’Europe d’une manière ordonnée et sûre, et à une allure qui reflète la capacité de l’UE à les absorber. Orban en appelle à l’utilisation des frontières nationales pour empêcher les migrants d’entrer.

Schmitz : Et qui gagne ce conflit?

Soros : En Hongrie, il a largement gagné. Plus dérangeant, il gagne également en Europe. Il dispute à Merkel la direction de l’Europe. Il a lancé sa campagne au congrès de la CSU (Union chrétien-social de Bavière, le parti frère du CDU – Union Chrétienne-démocrate – de Merkel) en septembre 2015, et il l’a fait main dans la main avec Horst Seehofer, le président du parti allemand. Et c’est un vrai défi. Il attaque les valeurs et principes sur lesquels l’Union européenne a été fondée. Orban les attaque de l’intérieur ; Poutine de l’extérieur. Les deux essaient de renverser la subordination de la souveraineté nationale à un ordre supranational européen.

Poutine va plus loin encore : il veut remplacer l’état de droit par la loi du plus fort. Ils reviennent à des pratiques de temps révolus. Heureusement, Merkel a pris le défi au sérieux. Elle réplique et je la soutiens, non seulement par mes déclarations mais également par mes actes. Mes fondations ne font pas que rédiger des plaidoyers ; elles s’efforcent d’apporter une contribution positive sur le terrain. Nous avons créé une fondation en Grèce, « Solidarity Now, » en 2013. Nous avions clairement anticipé que la Grèce, étant donnée son impécuniosité, allait avoir des difficultés à prendre en charge le nombre élevé de réfugiés se trouvant bloqués sur son territoire.

Schmitz : D’où viendrait l’argent nécessaire à votre projet ?

Soros : Il serait impossible à l’UE de financer cette dépense sur le budget actuel. Il lui serait néanmoins possible de trouver de telles ressources en émettant des obligations à long terme bénéficiant de son crédit respecté d’emprunteur noté AAA. La charge des intérêts des emprunts pourrait être équitablement distribuée entre les États membres qui acceptent les réfugiés et ceux qui refusent de le faire ou imposent des restrictions spéciales. Il va sans dire que c’est là que je diverge avec la chancelière Merkel.

Schmitz : Vous avez passé la main de la gestion de votre hedge fund pour consacrer toutes vos énergies à votre fondation. Quels sont vos principaux projets ?

Soros : Ils sont trop nombreux pour être tous cités. Il semble que nous soyons impliqués dans la plupart des questions politiques ou sociales brûlantes dans le monde. Mais je mettrais en avant l’Institute for New Economic Thinking (INET) (Institut pour une Pensée Economique Nouvelle) et le Central European University (CEU) (Centre Universitaire Européen) parce qu’une révolution a lieu dans le domaine des sciences sociales et que j’y suis fortement impliqué tant sur le plan personnel qu’à travers mes fondations. Grâce aux sciences naturelles, l’humanité a pris le pouvoir sur les forces de la nature mais notre capacité à nous gouverner n’a pas connu les mêmes progrès. Nous avons la capacité de détruire notre civilisation et nous en prenons résolument le chemin.

Schmitz : Votre tableau du futur est sombre.

Soros : Oui mais c’est une vision délibérément tendancieuse. Identifier un problème est une invitation à le résoudre. C’est la principale leçon que j’ai tirée de l’expérience formatrice que j’ai vécue, en 1944, quand les Nazis ont occupé la Hongrie. Je n’aurais peut-être pas survécu si mon père n’avait pu se procurer des faux-papiers pour sa famille (et pour beaucoup d’autres). Il m’a appris qu’il valait bien mieux affronter la dure réalité que de fermer les yeux. Une fois que vous avez conscience des dangers, vos chances de survie sont bien meilleures si vous prenez quelques risques que si vous suivez docilement la foule. C’est pourquoi je me suis entraîné à regarder le côté obscur. Cela m’a été d’une grande utilité sur les marchés financiers et guide à présent ma politique philanthropique. Tant que je parviens à trouver une stratégie efficiente, même fragile, je n’abandonne pas. L’opportunité est nichée dans le danger. Il fait toujours le plus sombre avant l’aube.

Schmitz : Quelle est votre stratégie gagnante pour la Grèce ?

Soros : En fait je n’en ai pas. Le cas grec a été mal géré depuis le début. Fin 2009, quand la crise grecque a commencé à se dessiner, l’UE, avec l’Allemagne à sa tête, a organisé un sauvetage financier mais en imposant des taux d’emprunts punitifs sur les prêts accordés. C’est ce qui a rendu la dette grecque intenable. Et la même erreur a été de nouveau commise dans les négociations récentes. L’UE a voulu punir le Premier ministre Alexis Tsipras, et particulièrement son ancien ministre des finances Yanis Varoufakis, tout en n’ayant d’autre choix que d’éviter un défaut grec. Il en résulte des conditions imposées par l’UE qui vont pousser la Grèce dans une dépression plus profonde.

Schmitz : La Grèce présente-t-elle un intérêt pour les investisseurs privés ?

Soros : Pas tant qu’elle fait partie de la zone euro. Avec l’euro, le pays a peu de chance de prospérer un jour, son taux de change est trop élevé pour être compétitif.

Schmitz : Êtes-vous inquiet qu’au milieu de toutes ces crises, un membre important de l’UE comme le Royaume-Uni réfléchit à quitter l’UE ?

Soros : Très inquiet. Je suis convaincu que la Grande-Bretagne doit rester en Europe non seulement pour des raisons économiques mais pour des raisons politiques avant tout. Une UE sans le Royaume-Uni serait une union très affaiblie.

Schmitz : Mais les sondages indiquent qu’une majorité de Britanniques sont pour un Brexit, ou British exit, une sortie de l’UE.

Soros : La campagne pour le Brexit a sciemment induit en erreur le grand public. A l’heure actuelle, la Grande-Bretagne a le meilleur des accords avec l’Europe. Elle a accès au marché commun où près de la moitié des exportations est envoyée sans le poids d’avoir rejoint la zone euro.

Schmitz : Pourquoi le monde des affaires britannique ne fait pas plus état des inconvénients d’un Brexit ?

Soros : Les directions des sociétés multinationales qui ont augmenté leurs capacités de production en Grande-Bretagne comme des tremplins vers le marché commun sont réticentes à exprimer publiquement leur opposition à un Brexit car elles ne veulent pas être entraînées dans un débat politique où leurs clients auraient un point de vue opposé. Mais posez-leur la question en privé, comme je l’ai fait, et ils vous le confirmeront volontiers.

La campagne pour le Brexit a essayé de convaincre le public britannique qu’il était moins risqué de ne pas faire partie du marché commun que d’en faire partie. La campagne a eu le champ libre parce que le gouvernement voulait donner l’impression qu’il résistait pour obtenir le meilleur accord possible.

Schmitz : Pendant longtemps, l’Europe — et le monde — pouvait compter sur la Chine pour être un moteur de croissance et une machine à crédit.

Soros : La Chine, sur le plan historique, reste le pays le plus déterminant. Elle possède toujours de vastes réserves de devises étrangères.

Schmitz : Et cela va protéger le pays ?

Soros : La Chine est en train d’épuiser ces réserves très rapidement. Elle bénéficie également d’un gisement de confiance incroyable de la part de sa population : beaucoup ne comprennent peut-être pas comment fonctionne le régime chinois mais ils croient qu’un régime qui a réussi à surmonter tant de difficultés sait ce qu’il fait. Mais à cause des nombreuses erreurs du gouvernement, la réserve de confiance s’épuise aussi à une cadence extrêmement rapide. Le président Xi Jinping peut poursuivre sa politique actuelle pendant encore trois ans, mais durant cette période, la Chine va exercer une influence négative sur le reste du monde en renforçant les tendances déflationnistes qui ont déjà cours. La Chine a la responsabilité d’une partie plus importante que jamais auparavant de l’économie mondiale et les problèmes qu’elle doit affronter n’ont jamais été plus inextricables.

Schmitz : Le président Xi peut-il se hausser au niveau du défi ?

Soros : Il existe un défaut fondamental dans l’approche de Xi. Il a pris le contrôle direct de l’économie et de la sécurité. S’il réussissait grâce à une solution dans la logique du marché, le monde et la Chine s’en porteraient mieux. Mais vous ne pouvez pas aller dans le sens du marché sans faire certains changements politiques. Vous ne pouvez pas lutter contre la corruption sans médias indépendants. Et c’est bien un point que Xi ne veut pas concéder. Sur ce point, il est plus proche de la Russie de Poutine que de notre idéal de société ouverte.

Schmitz : Quel est votre perception de la situation en Ukraine ?

Soros : En survivant pendant deux ans alors qu’elle faisait face à tant d’ennemis, l’Ukraine a accompli une chose qui touche à l’incroyable. Cependant, elle a besoin de beaucoup plus de soutien extérieur car elle est exsangue. En attachant une laisse financière aussi courte au cou de l’Ukraine, l’Europe répète la même erreur commise avec la Grèce. La vieille Ukraine avait beaucoup de points communs avec la vieille Grèce — elle était dominée par des oligarques et le service public servait des gens qui abusaient de leur position plutôt que servir le peuple. Mais nous voyons une nouvelle Ukraine qui veut être tout le contraire de l’ancienne. La Rada a récemment voté un budget pour l’année 2016 qui respecte les conditions imposées par le FMI. C’est le moment maintenant d’envisager une aide financière supplémentaire dont la nouvelle Ukraine a besoin pour mener des réformes radicales. Ceci permettrait au pays non seulement de survivre mais de prospérer et devenir une destination d’investissement attirante. Retransformer la nouvelle Ukraine en l’ancienne Ukraine serait une erreur fatale parce que la nouvelle Ukraine est l’un des atouts les plus précieux dans la main de l’Europe, à la fois pour résister à l’agression russe et pour re-capturer l’esprit de solidarité qui a caractérisé l’Union européenne des débuts.

Schmitz : Beaucoup reprochent au président des États-Unis Barack Obama d’être trop faible face à la Russie.

Soros : C’est juste. Poutine est un tacticien suprême qui est entré dans le conflit syrien parce qu’il y a vu une opportunité pour améliorer le statut de la Russie dans le monde. Il était prêt à continuer à presser tant qu’il ne rencontrait pas de résistance sérieuse. Le président Obama aurait dû le défier plus tôt. Si Obama avait décrété une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Syrie lorsque la Russie a commencé à fournir des équipements militaires en grande quantité, celle-ci aurait été obligée de la respecter. Mais Obama avait à cœur d’éviter tout risque de confrontation militaire directe avec la Russie. Ainsi la Russie a pu installer des missiles antiaériens et les États-Unis ont dû partager le contrôle des airs syriens avec la Russie. On pourrait presque dire qu’en abattant un avion de chasse russe, le président turc Recep Tayyip Erdogan a fait une fleur à Obama. Poutine a dû admettre que son aventure militaire s’était heurtée à une sérieuse opposition et il semble maintenant prêt pour une solution politique. C’est prometteur.

Il y a aussi l’ÉI et les attaques terroristes qui menacent d’ébranler les valeurs et principes de notre civilisation. Les terroristes veulent convaincre la jeunesse musulmane qu’il n’existe pas d’alternative au terrorisme, et si nous écoutons des gens comme Donald Trump, ils vont parvenir à leurs fins.

Schmitz : Je ne peux m’empêcher de vous poser la question. Connaissez-vous Donald Trump ?

Soros : Cela remonte à pas mal d’années, Donald Trump voulait que je sois le locataire principal d’un de ses premiers immeubles. Il m’a dit : « Je vous veux dans l’immeuble. Donnez-moi votre prix. » Ma réponse fut : « J’ai bien peur que ce soit au-dessus de mes moyens. » Et j’ai décliné son offre.

Source : The New York Review of Books, le 11/02/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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