mercredi 17 février 2016

Georges Malbrunot : la longue frontière du Levant

Georges Malbrunot : la longue frontière du Levant

Source : La Montagne, Georges Malbrunot, 14-02-2016

Georges Malbrunot – Richard BRUNEL

C'est l'histoire d'une frontière. Une longue frontière de plus de 900 kilomètres qui court à travers la campagne du Levant entre deux pays longtemps amis, devenus les pires ennemis. Depuis 2011, la Turquie, qui milite pour la chute de Bachar el-Assad, est la base arrière de l'insurrection syrienne.

Par cette démarcation transitent armes et combattants arrivés de plus de 80 pays à travers le monde. Bienveillante, la Turquie y a laissé s'infiltrer des milliers de djihadistes, qui ont longtemps repassé en toute impunité cette frontière pour se faire soigner dans des hôpitaux, tandis que des aigrefins écoulaient sur le marché noir pétrole et antiquités volées par Daech en Irak et en Syrie.

Il paraît loin le temps où les industriels turcs commerçaient avec leurs voisins d'Alep, la seconde ville de Syrie située à 40 km seulement de cette frontière. D'abord réfractaire à la révolte, la cité qui abritait l'un des plus beaux souks du Moyen-Orient avant que la guerre ne le défigure, se lança corps et âme dans la révolte anti-Assad. À l'été 2012, Alep faillit même tomber.

Depuis, la ville est partagée entre les quartiers loyalistes de l'ouest – où vit notamment la minorité chrétienne – et des secteurs à l'est, tenus par les insurgés, mélange hétéroclite de modérés et d'islamistes que la violence des bombardements de l'armée syrienne, souvent aux barils remplis d'explosifs, a radicalisés. Bâtiments éventrés, anciens hôtels en ruines, Alep est une ville meurtrie par la guerre. Et pourtant, comme me le rappelait l'autre jour l'évêque Mgr Jeambart dans une lettre qui mit deux longs mois pour parvenir jusqu'en France, un semblant de vie continue.

Jusqu'à l'offensive militaire russe lancée il y a quinze jours, qui a tué plus de 500 personnes et jeté sur les routes de l'exil des dizaines de milliers d'autres, les rebelles anti-Assad pouvaient s'extraire de leurs quartiers pour aller en Turquie s'approvisionner en armes, fioul et nourriture. Mais avec le déluge de feu qui s'abat sur eux, cette voie de sortie est maintenant coupée. Le piège se referme sur les insurgés d'Alep, menacés d'encerclement. Mais l'armée syrienne et ses alliés, russes dans les airs et iraniens au sol, n'envahiront pas le réduit rebelle. Trop dangereux?! La stratégie vise plutôt à étouffer lentement les anti-Assad d'Alep. Comme à Homs, la « capitale de la révolution », il y a trois ans. En attendant, les civils vont continuer de fuir les bombardements des Sukhoï russes. Direction, le poste-frontière de Bab al-Salamah – la porte de la paix en arabe qui porte bien mal son nom – que la Turquie ne se décide toujours pas à ouvrir, malgré les dizaines de milliers de réfugiés qui s'entassent dans des camps de fortune. Exténués, certains combattants se rendent, malgré l'humiliation que le régime leur impose. « Il nous demande d'abandonner nos armes, comme des lâches, quel cynisme?! », s'emporte un de ces rebelles, joint au téléphone. D'autres se résignent à passer dans les quartiers loyalistes d'Alep. D'autres, enfin, se réfugient chez les Kurdes auxquels les rebelles reprochent pourtant un double jeu à l'égard d'Assad.

Mais au-delà du drame humanitaire qui se joue à Alep, l'enjeu est bien le contrôle sécuritaire de cette frontière avec la Turquie. Ou plutôt sa fermeture, du nord d'Alep jusqu'à Lattaquié, le fief des Assad plus au sud.

 On ne le dira jamais assez : la révolte pacifique s'est muée en une guerre par procuration menée par de nombreuses puissances étrangères, avides de régler leurs comptes sur le sol syrien. Si les frontières sont fermées, le feu s'éteindra en quelques mois. Faute d'armes et de combattants pour tuer ou se défendre. Facile à dire, mais impossible à appliquer, moralement du moins.

Pourtant, c'est déjà ce qui est en train de se passer dans le sud de la Syrie. La Jordanie, qui a tout à craindre d'un futur pouvoir islamiste à Damas, a, sans le dire et sur demande de Moscou, fermé le robinet aux insurgés. Avec le Liban, le verrouillage de la frontière incombe au Hezbollah, allié de Damas. Il ne reste donc plus, aux yeux des soutiens d'Assad, que la base arrière turque à neutraliser. Depuis la destruction d'un de leurs avions de combat par des insurgés pro turcs, les Russes sont ivres de vengeance contre Ankara. Mais les parrains occidentaux et arabes des rebelles peuvent-ils laisser leurs partisans se faire bombarder, sans réagir??

Par cette frontière, les monarchies du Golfe pourraient fournir les missiles sol-air que les anti-Assad réclament depuis longtemps pour abattre les avions russes. Mais Moscou et Washington ont mis leur veto. Les États-Unis se souviennent du traumatisme de l'Afghanistan où leurs missiles Stinger livrés aux « moujdahidines » antisoviétiques finirent entre les mains des partisans d'Oussama Ben Laden. L'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis viennent de proposer d'envoyer des forces spéciales en Syrie. Le pari, là encore, sera difficile à tenir. Les commandos devraient passer par la frontière turco-syrienne.

Et il y a urgence : les Russes veulent la « boucler » d'ici fin mars.

Georges Malbrunot est un grand connaisseur du Moyen Orient dont il suit l'actualité depuis plus de 25 ans, d'abord en free-lance, correspondant de nombreux médias français, puis comme Grand reporter au Figaro. Parallèlement à son travail journalistique, il a écrit plusieurs ouvrages sur cette région, soit seul (Des pierres aux fusils, les secrets de l'Intifada/Flammarion?; Dans l'ombre de Ben Laden/Michel Lafon, etc.), soit en collaboration avec Christian Chesnot : Mémoires d'otages (Calmann-Levy), L'Irak de Saddam Hussein, Portrait total (Éditions 1), Qatar, les secrets du coffre-fort (J'ai Lu) et Sur les chemins de Damas (Robert Laffont), un livre indispensable pour comprendre et décrypter les relations Franco-Syriennes au cours de dernières décennies. @Malbrunot

Les Chroniques du temps présent s'inscrivent dans la tradition initiée par Alexandre Vialatte. François Taillandier et Georges Malbrunot en sont les collaborateurs permanents cette année. Des invités renommés les rejoignent chaque mois.

Source : La Montagne, Georges Malbrunot, 14-02-2016

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