samedi 13 juin 2015

Loi renseignement: «Sous Sarkozy, il y aurait eu trois millions de manifestants et Taubira devant»



 |  PAR MATHIEU MAGNAUDEIX

L’Assemblée nationale et le Sénat devraient se mettre d’accord, mardi 16 juin, sur la version finale de la loi sur le renseignement, texte très musclé, dont Manuel Valls a fait une affaire personnelle après les attentats de janvier. Au Sénat, l’ancien ministre de Jacques Chirac Claude Malhuret a voté contre la loi. À gauche et à droite, ils ne sont qu’une poignée à l'avoir imité.

Claude Malhuret est un sénateur récent (il a été élu en novembre dernier), mais pas vraiment un jeunot en politique. Maire « Les Républicains » (LR) de Vichy depuis vingt-cinq ans, il a été secrétaire d’État aux droits de l’homme de Jacques Chirac en 1986, député européen en 1989, député en 1993. Il est aussi ex-président de Médecins sans frontières et a fondé il y a quinze ans le site internet Doctissimo. Au Sénat, Claude Malhuret vient de voter contre la loi, au nom de la défense des libertés publiques. Comme à l’Assemblée, seuls une minorité de ses collègues l’ont imité. Au PS, ils ne sont que deux à s’y être opposés. Mardi 16 juin, la commission mixte paritaire réunissant députés et sénateurs devrait se mettre d’accord sur une version définitive du texte. Il sera alors quasiment adopté. Et puisqu’il a été examiné en urgence, il ne pourra plus évoluer sur le fond. Entretien.

Lors de la discussion au Sénat, vous avez déploré une « formidable atteinte aux libertés publiques ». Le texte sorti du Sénat cette semaine a-t-il été amélioré ?

J’avais déposé des amendements sur les boîtes noires, les IMSI-Catchers, les logiciels espions et la communication des données de nationaux français à des services étrangers. Ils ont été sèchement retoqués. En réalité, le changement est minime par rapport au texte de l’Assemblée. Le Sénat a effectué un travail juridique sur le contrôle, le recours au juge administratif, c’est très bien. On a même donné plus de moyens de contrôle à la nouvelle commission de contrôle des interceptions (la CNCTR). Mais elle va devoir superviser plus de 200 000 interceptions par an, et sans doute bien plus désormais : c’est irréaliste. On répond à côté de la plaque.

Cette loi reste donc d'essence sécuritaire ?
Oui, cette loi est sécuritaire. Instaurer les fameuses « boîtes noires », c’est-à-dire la possibilité pour les services de renseignement de brancher directement des algorithmes sur le réseau des opérateurs, c’est faire l’erreur que les Américains ont commise après le 11-Septembre. Ils viennent d’ailleurs de décider que la NSA ne recourrait plus à ce système parce que c’est à la fois intrusif et inutile. Dans les documents confidentiels révélés par Edward Snowden, des agents de la NSA eux-mêmes disent qu’ils n’arrivent pas à analyser cette immense masse de données. Aujourd’hui, dans l’émotion des attentats de Paris, la France fait cette erreur. On tombe dans le fantasme scientiste en pensant qu’on va attraper les terroristes avec des algorithmes, alors que rien ne vaut le renseignement de terrain, qui a été déstabilisé ces dernières années.

Vous avez été un des principaux orateurs au Sénat contre ce texte. Le gouvernement vous a-t-il paru particulièrement décidé ?
Oui. Il y avait une très forte détermination politique. Le premier ministre est venu lui-même présenter la loi au Sénat et à l’Assemblée, c’est assez rare. Je ne peux pas m’empêcher de me dire que si Nicolas Sarkozy avait fait voter cette loi, il y aurait eu 3 millions de personnes dans la rue, avec la garde des Sceaux Christiane Taubira en tête, qui est restée très discrète. Là, ça passe comme une lettre à la poste. Quand je leur dis cela, les socialistes rigolent, acquiescent, mais font profil bas et votent le doigt sur la couture du pantalon. Sur ce sujet, il n’y a pas eu de fronde ! La gauche est tétanisée qu’on l’accuse d’être laxiste et fait tout pour démentir cette idée. La droite, elle, est majoritairement sécuritaire et n’imagine pas voter contre un texte de cette nature.

 

Pourtant, de nombreux parlementaires sentent qu’il y a un problème. Des gens de mon groupe favorables à la loi me disent que je pose les bonnes questions, certains se sont même excusés auprès de moi d’avoir approuvé ce texte ! Il y a aussi pas mal de collègues qui me prennent pour un "gaucho". Mais je ne suis pas un "gaucho", je suis libéral et c'est pour cela que je m’oppose à cette loi. Il y a aussi beaucoup de parlementaires qui n’y comprennent pas grand-chose. Le texte de loi est complexe. Sur les boîtes noires, par exemple, il y a cinq lignes mais c’est du latin, il faut décoder. Les parlementaires ne sont pas tous connectés à Internet, ou alors très peu, ce n’est pas leur culture.
C’est un sujet tellement technique que beaucoup de gens font confiance au gouvernement (s’ils sont socialistes) ou au président de la commission des lois du Sénat (le sénateur LR Philippe Bas), qui sont d’ailleurs sur la même ligne. Ils ne veulent pas se singulariser, ils ont peur. Regardez combien on était dans le débat : il n’y avait personne, au Sénat comme à l’Assemblée. Les parlementaires se sont dit : “On va suivre les directives, point.” La conséquence de tout ça, c’est une défaite face au terrorisme. Les terroristes veulent que nous devenions de plus en plus sécuritaires et répressifs. Je l’ai d’ailleurs dit à Cazeneuve pendant les débats, et ça ne lui a pas plu.

Était-ce vraiment si difficile de se faire son opinion sur ce texte ? Après tout, c’est technique, mais les enjeux de la surveillance sont aussi très concrets.
En effet. C’est d’ailleurs intéressant : pour préparer mes amendements, je me suis beaucoup appuyé sur les analyses d’un professeur d’informatique des universités qui a envoyé une note technique aux sénateurs sur les enjeux du texte. Aucun autre élu ne l’avait rappelé ! Bon, évidemment, avec Doctissimo et ses dix millions de pages vues par mois, je connais un peu les algorithmes. Mais je ne suis pas informaticien.
Cela dit, il n’y a pas besoin d’être informaticien pour se rendre compte des effets très concrets de la surveillance généralisée. Philippe Bas m'a dit que les boîtes noires ne s’apparentent pas à de la surveillance de masse. C’est invraisemblable. Les boîtes noires, ce sont comme des radars sur l’autoroute : seuls les excès de vitesse sont sanctionnés, mais tous les Français sont contrôlés ! Les IMSI-Catchers que la loi rend légaux permettent de capter toutes les conversations à la ronde. Pas la peine d’avoir beaucoup de connaissances pour se rendre compte que c’est très intrusif.
  • Un «  IMSI catcher » est un équipement destiné à intercepter des communications sur les réseaux mobiles. Pour cela, il se substitue à une station de base d’un réseau GSM, UMTS ou LTE, ce qui le rend capable de capter l’intégralité des échanges  entre les utilisateurs du réseau situés dans sa zone de proximité et les réseaux des opérateurs.Lire cet article de ZDnet.
Expliquer en quoi les métadonnées collectées par le renseignement sont très intrusives n’est pas très compliqué non plus. On nous dit : « Dormez, braves gens, nous ne surveillons pas vos données personnelles, juste l’adresse IP de votre ordinateur, votre mail, les sites que vous visitez. » Mais c’est une escroquerie intellectuelle : si Monsieur X, marié et père de deux enfants se connecte régulièrement à Adultere.com et si Monsieur Y visite de temps en temps Beaumec.com, un site de rendez-vous homosexuels, la simple adresse IP et l’adresse des sites qu’ils ont visités permettent déjà d’en savoir beaucoup sur eux !
Pour les gens c’est parfois difficile à saisir, car beaucoup de consommateurs donnent sans problème des éléments de vie privée à Google et Amazon. Il y a quand même une différence : Google et Amazon veulent vous vendre de la camelote mais ils ne peuvent pas vous mettre en garde à vue ! Au Sénat, nous avons été quelques-uns à insister face au gouvernement sur ces arguments très techniques. Et on a senti les ministres sur le recul parce qu’à l’Assemblée, le gouvernement n'avait pas vraiment été mis en difficulté.

 

Cette loi, l'opinion s'en fout, non ?
(Longue pause) Oui. Après le 7 janvier, les gens veulent être rassurés. Et encore ! Je trouve que la réaction française aux attentats a été extrêmement pondérée, sans trouille – pour le coup, je ne suis pas d’accord avec Emmanuel Todd. Le 11 janvier, c’était digne, triste, et pas l’expression de la trouille. Mais dans le fond, oui, les Français veulent être protégés et ils s’en foutent. La présence policière les rassure – je sais de quoi je parle, j’habite tout près des locaux de Charlie Hebdo et le policier a été tué devant chez moi. Ils font confiance au gouvernement, se disent qu’on peut mettre un peu sous le boisseau les libertés publiques. Ils ne s’alarmeront que le jour où il y aura un Snowden français qui montrera qu’ils sont massivement écoutés, et que cela décrédibilisera les services de renseignement.

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